L’absence d’un ordre de succession clairement établi ouvre la porte aux susceptibilités, à l’agressivité, à la soif de pouvoir. Les qualités personnelles des prétendants deviennent le prétexte à des empoignades fratricides. De plus, si les fils ont des obligations envers leur père, celles-ci n’existent pas entre les frères et leurs descendants. Les chiffres font état d’un chaos grandissant. Entre la mort de Iaroslav et celle de Vladimir Monomaque, soit une période de soixante et onze ans, le trône de Kiev est occupé par cinq princes (dont certains plusieurs fois chassés, mais revenant après quelque temps). Entre la mort du Monomaque et l’invasion tatare, soit une période de cent quinze ans, Kiev passe de main en main quarante-sept fois (les mêmes étant, là encore, parfois appelés à revenir).
Le système politique est en outre compliqué par le fait que certaines villes participant de la rotation rejettent le prince qui leur échoit et s’en choisissent un autre. Les chroniques regorgent de témoignages du rôle joué par les viétchés, les assemblées municipales. Si les princes ne sont pas toujours d’accord avec leurs décisions – exemple même de démocratie directe –, ils sont contraints d’en tenir compte. Ainsi, en 1068, le viétché de Kiev chasse-t-il son prince : Iziaslav doit s’enfuir (il reviendra ensuite) et les citadins mettent un autre grand-prince à sa place. Ajoutons à cela qu’il n’y a qu’un viétché par principauté et qu’il se réunit dans la plus grande ville, tandis que les princes sont d’ordinaire nombreux. Le fractionnement à l’échelle de la principauté reproduit celui existant sur l’ensemble de la terre russe.
Le principe de rotation, la présence non définitive du prince à la tête de la principauté, réduisent son autorité et renforcent le viétché. Peu à peu, pourtant, le lien entre le prince local et la terre dont il est le chef se consolide. Une idée nouvelle est en germe, qui sera formulée en 1097 par les princes réunis en conseil à Lioubetch : l’otchina, la terre que gouvernait le père et que le fils doit reprendre. Le conseil décide que chaque prince doit avoir son otchina. Tous les princes ne sont pas présents à Lioubetch ; les décisions du conseil n’ont donc pas valeur d’obligation. Il n’empêche que l’année 1097 marque le début d’une tendance centrifuge qui ne cessera de s’amplifier.
La Russie kiévienne se transforme en un semblant de fédération de principautés, liées entre elles, non par un contrat politique, mais par des attaches généalogiques. Pour V. Klioutchevski, la Russie du XIIe siècle est gouvernée par un pouvoir suprême, unique sans être individuel. Kiev en demeure le centre, la ville principale, parce qu’elle est la plus riche et la plus puissante, et parce que le système de rotation en part et y conduit. Outre le grand-prince de Kiev, deux de ses frères jouent un rôle politique essentiel : le prince de Tchernigov et celui de Pereïaslavl. Ce triumvirat des aînés de Iaroslav et leurs descendants auront une influence déterminante sur le destin de l’Empire des Rurik.
L’accord entre les fils de Iaroslav est de courte durée. Peu après la mort du grand-prince, les conflits éclatent. Les frères ne referont alliance que peu de temps, pour combattre un nouvel ennemi venu des steppes. Nomades belliqueux, connus sous le noms de Kiptchaks en turc, de Polovtsiens en russe et de Komanoï en grec, ces envahisseurs prennent le relais des Pétchénègues. La Russie luttera contre eux durant tout le XIIe siècle. Tour à tour vainqueurs et vaincus, prenant une part active dans les empoignades fratricides des Rurik, ils demeureront les maîtres de la steppe jusqu’en 1222, date à laquelle les Mongols feront leur apparition. En 1055, les Polovtsiens déferlent sur la principauté de Pereïaslavl et Vsevolod conclut la paix avec eux. En 1061, ils reviennent et, cette fois, s’installent. En 1068, les droujinas russes sont battues sur la rivière Alta. Pereïaslavl est désormais entre les mains des nomades. Vsevolod et Iziaslav se réfugient à Kiev. Le troisième frère, Sviatoslav, rentre dans sa ville de Tchernigov pour préparer la défense.
Indignés, selon le chroniqueur, que le grand-prince Iziaslav n’ait pas donné aux habitants de la ville des armes pour participer au combat contre les « infidèles », les Kiéviens le chassent. Le prince s’enfuit en Pologne et demande l’aide de Boleslas II le Téméraire, son cousin par sa mère. Le roi de Pologne la lui accorde volontiers et, en mai 1069, il entre dans Kiev avec Iziaslav. L’hostilité des habitants à l’égard des Polonais persuade bientôt leur roi de la nécessité de regagner ses pénates. La politique d’Iziaslav, qui se montre sans pitié avec ses adversaires, et le complot fomenté contre lui par ses frères Sviatoslav et Vsevolod contraignent le grand-prince à un nouvel exil. Il s’adresse de nouveau à Boleslas qui, cette fois, au dire du chroniqueur, « lui enjoignit de passer son chemin ». Iziaslav demande alors l’appui de l’empereur Henri IV. Ce dernier, voyant son intérêt propre, envoie une ambassade à Kiev, pour défendre auprès de Sviatoslav les droits du prince banni. Mais le soutien, essentiellement verbal, de l’empereur ne fait guère impression à Kiev. Iziaslav en appelle au pape Grégoire VII qui, dans une lettre, atteste de ses droits au trône de Kiev et, surtout, persuade Boleslas II d’apporter au banni une aide concrète. En 1076, Iziaslav, appuyé par une droujina polonaise, retrouve sa ville.
Les avis divergent sur le prix que le grand-prince eut à payer – ou qu’il était prêt à payer – pour le soutien de l’Occident. Rien n’indique formellement qu’il ait renié l’orthodoxie pour se convertir au catholicisme. Quoi qu’il en soit, les Kiéviens l’acceptent une seconde fois. Il est vrai que la présence de guerriers polonais y est sans doute pour quelque chose. Le peu d’empressement que mettent l’empereur et le pape à aider le prince de Kiev s’explique par la lutte que se livrent alors pouvoirs temporel et spirituel en Occident. En janvier 1077, Henri IV passe trois jours dans la neige devant les murailles de Canossa, afin d’obtenir le pardon de Grégoire VII. Le pouvoir temporel se voit finalement humilié et vaincu.
En 1078, un an environ après son retour, Iziaslav meurt en combattant les Polovtsiens amenés par son neveu Oleg, naguère réfugié à Tmoutarakan. Le fils de Iaroslav, Vsevolod, lui succède. Durant les quinze années de son règne et celui de son successeur, Sviatopolk, fils d’Iziaslav, qui occupera le trône pendant vingt ans, les principaux événements seront les guerres contre les Polovtsiens et les rivalités entre princes. Les relations avec Byzance restent importantes, mais les luttes intestines, affaiblissant le pouvoir du prince de Kiev, détruisent l’unité de la politique extérieure. Dans les rapports avec Byzance, cela se traduit en particulier par le désir de chaque principauté de posséder sa propre église autocéphale, son propre métropolite. Il y faut l’autorisation du patriarche qui peut ainsi, dans l’intérêt de l’Empire, mener un jeu subtil, dirigé contre Kiev. Les liens avec l’Occident sont maintenus, en réponse aux « petits jeux » de Byzance. Vsevolod accorde la main de sa fille au comte Henri von Staden. Bientôt veuve, elle épouse ensuite l’empereur Henri IV. Ce mariage est un échec. L’impératrice finit par quitter son mari et dénonce ses diaboliques manigances aux conciles de Constance et de Piacenza. Comme l’explique Lev Goumilev, « Eupraxie était une femme russe. Elle ne put supporter l’ignominie allemande17… » Sans entrer plus en détail dans ces querelles de famille, contentons-nous de noter que le mariage de l’empereur avec la fille du prince de Kiev témoigne de l’importance de la Russie kiévienne.