L’unanimité avec laquelle les historiens russes condamnent les incursions polovtsiennes n’a rien d’étonnant : chaque année, les nomades de la steppe déferlent sur la Russie, pillant, incendiant, semant la ruine sur leur passage, emmenant quantité d’esclaves pris dans les populations. Trois principautés supportent l’essentiel du poids de la lutte contre eux : Tchernigov, Pereïaslavl et la principauté de la Severa. Le caractère interminable du conflit, le sentiment qu’il sera impossible de venir à bout de l’ennemi, qu’on ne peut s’en protéger, s’expliquent non seulement par les qualités guerrières des cavaliers de la steppe, mais aussi par leur mise à profit des luttes entre les princes russes. D’un côté, les princes combattent les « infidèles ». Les gens de la Severa optent pour une tactique défensive : ils organisent la colonisation militaire des confins, construisent des lignes de défense fortifiées le long des fleuves. Ceux de Pereïaslavl – région très ouverte sur la steppe – préfèrent un système de raids réguliers, effectués par les princes pour repousser l’ennemi au-delà des frontières. Mais d’un autre côté, les princes concluent des alliances avec les Polovtsiens qu’ils lancent contre leurs frères et parents ; avec eux, ils pillent villes et villages, réduisent les populations en esclavage. Les princes russes s’allient souvent aux khans polovtsiens, épousant leurs filles. Ces liens de famille, toutefois, n’entravent en rien les nomades de la steppe, non plus que les descendants de Iaroslav le Sage.
La recherche de butin – mode de vie des nomades de la steppe – ne suffit pas à expliquer cette guerre de plus de cent ans contre les Polovtsiens. Vassili Klioutchevski souligne deux points importants dans l’histoire de la Vieille Russie : les steppes sont le fléau de l’État kiévien ; le bien-être et l’aisance de cet État reposent sur l’esclavage. Les marchands d’esclaves, qui représentent la principale force des villes et ont une voix déterminante au viétché, ont donc intérêt à ces guerres incessantes. Moins, cependant, que les droujinas des princes qui, dans la vieille tradition normande, sont partie prenante des entreprises de négoce et pour lesquelles les victoires, accompagnées de riches butins, signifient que le prince les rétribuera généreusement. Les chroniques rapportent que les droujinas de certains princes comptent de deux à trois mille guerriers. La solde est généralement de deux cents grivnas (au moins cinquante francs argent). Le prince a donc besoin d’importantes liquidités, pour posséder une droujina. Mais, cercle vicieux, seule une droujina puissante et nombreuse est à même de lui assurer des moyens financiers de cette ampleur. À la différence de ce qui se passe en Europe occidentale, les membres des droujinas (surtout les plus anciens, qui exigent une rétribution élevée) ne veulent pas, au XIe siècle, être récompensés par des terres. La raison, là encore, en est la « mobilité » du prince, autrement dit la rotation, le régime de succession. Quel sens cela a-t-il de posséder un domaine qui ne demeurera que peu de temps (jusqu’au moment où le prince partira pour une autre ville) entre les mains du boïar ?
Les couches les plus influentes de la société ayant intérêt aux guerres prometteuses de butin, les campagnes militaires vont bon train. On s’y livre avec d’autant plus d’enthousiasme que l’ennemi principal – le Polovtsien – est l’étranger par excellence, le païen, l’« impur ». Les nomades vaincus (Torkes, Karakalpaks ou « bonnets noirs »), établis dans les limites des principautés russes, sont ainsi désignés : « nos impurs ». L’attitude à leur égard est sans malveillance, mais la ligne de partage religieuse permet de voir dans les « impurs » un éternel ennemi. Précisons toutefois que les guerres intestines opposant les princes russes, orthodoxes, ne sont pas moins cruelles. Ces conflits incessants ne peuvent engendrer des natures douces et sensibles. L’époque est rude et les temps à venir seront plus terribles encore.
Il faudra deux conseils de princes, en 1100 et 1103, pour que Vladimir Vsevolodovitch, héritier du troisième fils de Iaroslav le Sage, qui s’était illustré sur le champ de bataille, parvienne à convaincre les princes de la nécessité de marcher unis contre les Polovtsiens. Dans cette lutte, les Russes connaissent des succès divers, leurs victoires alternant avec les raids dévastateurs des nomades. En 1111, les droujinas russes battent l’ennemi à plate couture. Les Polovtsiens regagnent alors la steppe pour restaurer leurs forces et revenir ensuite.
En 1113, meurt le grand-prince de Kiev, Sviatopolk. Des vingt années de son règne, essentiellement marquées par les guerres polovtsiennes, l’Histoire gardera principalement le souvenir d’un acte effroyable, même pour cette époque sans tendresse : Sviatopolk fit crever les yeux de son frère Vassilko, qui gênait ses visées politiques. Par une étrange coïncidence, le prince portait le même nom que son lointain parent, le « Maudit », responsable de l’assassinat de ses frères Boris et Gleb. L’aveuglement de Vassilko eut lieu en 1097 et Sviatopolk continua, seize ans encore, à régner sur Kiev.
Après sa mort, les Kiéviens répugnent à reconnaître pour prince le descendant de Sviatoslav, ainsi que le prévoit le régime de succession. Une révolte éclate. Les Kiéviens font appel à Vladimir Vsevolodovitch, qui se donne le nom de Monomaque en mémoire de son grand-père maternel, l’empereur byzantin Constantin IX Monomaque.
6 Apogée et décadence
Vladimir a soixante ans lorsqu’il monte sur le « trône d’or de Kiev », où il demeurera jusqu’à sa mort, en 1125. Le règne de son fils Mstislav durera sept ans. Ces deux décennies, de 1113 à 1132, marqueront l’apogée de la Russie kiévienne. Auteur de la première Histoire de Russie depuis les temps ancestraux (1768), Vassili Tatichtchev parle d’une extension continue de l’État russe, de Rurik à Mstislav, soit sur deux cent cinquante ans. La prise de la province de Polotsk par ce dernier, élargissant les frontières de la Russie kiévienne loin à l’ouest, lui vaut le nom de Mstislav le Grand. Il sera en outre canonisé. Auparavant, l’autorité de Vladimir II Monomaque, et sa puissance, auront eu raison de vingt ans de guerres entre les princes. Les heurts avec les Polovtsiens s’arrêtent aussi temporairement. Le mérite en revient au prince, connu pour ses victoires militaires. La Chronique fait état de quatre-vingt-trois campagnes menées par Vladimir Monomaque contre les « impurs », au cours desquelles deux cents khans polovtsiens trouvèrent la mort.