La révolte des Kiéviens qui, en 1113, rejettent l’héritier légitime de Sviatopolk et en appellent au Monomaque, s’accompagne d’un pogrom. Les historiens divergent sur les causes de ce soulèvement, sociales, économiques, religieuses. On évoque la dure condition des couches inférieures de la population, l’indignation suscitée par la politique « pro-occidentale » du prince et son soutien aux usuriers juifs qui remplissent le Trésor. La principale source d’information sur le pogrom est l’Histoire de Vassili Tatichtchev, qui se fonde sur des documents disparus par la suite. Pour l’historien, les victimes de la fureur kiévienne furent des Khazars, autrement dit des Türks convertis au judaïsme. Sans citer aucune source, Lev Goumilev, lui, considère qu’il s’agissait de « juifs allemands », d’« habiles usuriers ayant traversé l’Allemagne pour gagner la Pologne ». Vassili Tatichtchev précise en outre qu’en 1124, sur proposition de Vladimir Monomaque, le conseil des princes résolut de bannir les juifs. Les historiens divergent radicalement dans leur appréciation de cette information qu’aucun document ne vient attester aujourd’hui. Les chroniqueurs font état d’une révolte des Kiéviens en 1113, accompagnée d’un massacre des juifs, et d’un incendie de la ville en 1124, dont les juifs allaient aussi être les victimes. Il est impossible de revenir huit siècles en arrière et d’établir exactement – sans sources suffisantes – « ce qui a été ». Telle est pourtant, à en croire Leopold von Ranke, la tâche de l’historien. En tout état de cause, l’attitude des générations ultérieures à l’égard d’un événement détermine sa valeur et son importance dans l’histoire d’un peuple. Évoquant le pogrom et le bannissement des juifs, Vassili Tatichtchev célèbre la tolérance religieuse de la Russie, « où, non seulement les chrétiens de diverses confessions, mais aussi les mahométans et les païens sont en abondance1 ». Mais la Russie de Tatichtchev est déjà un empire, donc, par définition, un État tolérant du point de vue religieux. L’historien russe fait toutefois une exception pour deux peuples : « Tout uniment, de Vladimir II (Monomaque) à nos jours, les juifs ne sont pas supportés… comme les Tziganes qu’il n’est pas sans danger de tolérer dans l’État, et non en raison de leur foi. » La menace représentée par les Tziganes n’est pas, pour Tatichtchev, d’ordre religieux, mais bien nationale. Concernant les juifs, l’historien est plus hésitant : tantôt, il évoque leur « nature mauvaise », tantôt il condamne leur foi. En 1981, l’historien soviétique Apollon Kouzmine incline à juger nuisible le judaïsme, en se référant à une autorité incontestable, Karl Marx, qui devait qualifier la religion juive de « cupide » et « égoïste2 ». Tenant pour des certitudes les propos de Vassili Tatichtchev, Lev Goumilev voit dans ces événements la « suppression » d’un zigzag de l’histoire ayant engendré une « chimère ethnique » : la Khazarie. Le danger de contamination disparaît pour les « ethnos d’Europe orientale », dont l’histoire « retrouve son cours naturel3 ». Vladimir Monomaque a donc mené à bien l’entreprise initiée par son ancêtre Sviatoslav : l’État khazar cesse définitivement d’exister, les juifs ne peuvent plus nuire.
L’acharnement des historiens à comprendre, des siècles après, le sens d’événements fort anciens, plonge ses racines dans l’idéologie qui commence à poindre en Russie, aux XIe et XIIe siècles. Des guerres incessantes ont lieu contre les Polovtsiens au sud-est, contre les Polonais, les Hongrois, les Allemands aux frontières occidentales. Autant de conflits très durs, sanglants, destructeurs. Vassili Klioutchevski a beau faire de Vladimir Monomaque « le plus intelligent des Iaroslavitch, doté, en outre, de la plus grande bonté », le grand-prince n’en rappelle pas moins dans son Instruction à l’intention de ses enfants, qu’ayant attaqué Minsk par surprise, il ne devait y laisser « ni hommes ni bêtes ». À Minsk, pourtant, vivaient des chrétiens orthodoxes.
Les conflits armés de ce temps, surtout lorsqu’ils sont motivés par le pillage, ont un caractère familial, dynastique. Cela vaut tant pour l’ouest que pour le sud. Les liens russo-polovtsiens sont si forts que les historiens eurasiens supposent l’existence d’un unique État polycentriste, englobant la steppe polovtsienne et la Russie kiévienne. D’un autre côté, comme devait le noter l’historien Anatole Leroy-Beaulieu, jamais, jusqu’au XVIIIe siècle, la Russie ne fut plus européenne qu’au temps de la Russie kiévienne4. Cela tient, en premier lieu, aux alliances dynastiques. Il en ressort que les conflits sont bien des affaires de famille. Les guerres entre Vladimir Monomaque et Iaroslav Sviatopoltchitch, prince de Volhynie, éclatèrent parce que le roi de Hongrie, Coloman, renvoya à Kiev sa femme, fille du Monomaque, et que Iaroslav répudia la sienne, petite-fille du grand-prince. Vladimir partit aussitôt en campagne contre la Volhynie, assiégea et prit la ville de Vladimir-Volhynsk. Il accorda son pardon à son parent qui, cependant, trouva refuge en Hongrie, en 1118, auprès d’un autre cousin. En 1123, le prince de Vladimir-Volhynsk marchait sur la ville dont il avait été spolié, à la tête d’une droujina composée de Hongrois, de Tchèques et de Polonais. Il fut tué au cours d’une soudaine escarmouche et l’armée ennemie leva le siège et s’en fut.
La situation commence à changer au fur et à mesure que s’accroît l’influence de l’Église. Facteur essentiel de la constitution et de l’unité du peuple, l’Église orthodoxe se renforce dans la lutte contre les ennemis de la vraie foi. La disparition de la puissance khazare a écarté le danger du judaïsme, danger inexistant du côté des nomades de la steppe, « impurs ». Le catholicisme, en revanche, constitue bien une menace. La séparation formelle de 1054 légitimait, s’il en était besoin, l’affrontement des Églises. La littérature religieuse russe de ce temps est tout entière orientée vers la défense de l’orthodoxie. Dans son Sermon sur la foi chrétienne et latine, le moine Théodose des Grottes (mort en 1074) affirme que la foi latine est pire que la juive ; et si l’on se trouve dans l’obligation de donner à boire ou à manger à un « Latin », il convient ensuite de laver les récipients et de les purifier par la prière. Le métropolite de Kiev, Jean II, condamne (1080) les princes, héritiers de Rurik, qui donnent leurs filles en mariage à des princes occidentaux. Le métropolite Nicéphore (1110-1121) critique sévèrement Vladimir Monomaque pour les liens qu’il entretient avec les « Latins ». Il adresse spécialement une lettre à Iaroslav, prince de Volhynie (en conflit avec le Monomaque), pour l’avertir du danger que constitue le voisinage des Liakhs. Et dans le Paterikon de Kiev, paru durant le premier quart du XIIIe siècle, le diable est représenté sous les traits d’un Polonais.
Novgorod et Pskov, en liaison constante avec les Allemands catholiques, sont aussi en grand danger, et l’Église ne cesse de les mettre en garde. L’évêque de Novgorod, Niphon (1129-1156), souligne la nécessité, en cas de conversion d’un catholique à l’orthodoxie, de le considérer comme un néophyte. Quant aux habitants de Pskov, ils bannissent leur prince, Vladimir, quand ce dernier accepte de donner la main de sa fille à un catholique. La chronique de Pskov abonde en expressions telles que : « L’Allemand, le Latin impurs »…
La littérature religieuse du temps est presque exclusivement l’affaire des prélats grecs, à l’origine de l’opposition entre l’orthodoxie et l’Ouest, ainsi que de l’hostilité profonde envers les « Latins », ennemis de Byzance. Constantin Kaveline, historien libéral du XIXe siècle, parle, à propos de l’influence byzantine, de « premier esclavage intellectuel » (avant de citer les suivants)5. Dans la seconde moitié du XXe siècle, Dimitri Likhatchev évoque, pour sa part, la « transplantation » des idées, des connaissances et des représentations. La politique réelle fait peu de cas des vibrantes mises en garde de la littérature spirituelle : les princes concluent des alliances matrimoniales et militaires, sans trop se soucier de l’appartenance religieuse ou nationale de leurs amis potentiels.