Les historiens parlent, à propos du règne de Vladimir Monomaque, de triomphe de l’orthodoxie. Ils se réfèrent à la mise en place d’une hiérarchie ecclésiastique complexe, ainsi qu’aux progrès accomplis par la christianisation au sein de la population qui, convertie à l’orthodoxie, se refuse longtemps à rejeter complètement ses anciennes croyances. À telle enseigne, même, que certains historiens emploient le terme de « double foi », à propos des habitants de la Russie kiévienne. Esquissé sous le règne de Vladimir le Soleil Rouge, le Statut (Oustav) de l’Église est achevé par son fils Iaroslav. Le souci des âmes y est, bien naturellement, l’affaire des serviteurs du culte qui ont apporté la nouvelle foi et doivent combattre les vestiges de l’ancienne. Mais l’Église se voit aussi chargée de nombreuses tâches temporelles. Jouissant du soutien absolu du pouvoir d’État, elle l’aide à organiser la société et à préserver l’ordre. L’Église confère au pouvoir princier une légitimité suprême. Elle sera un facteur essentiel d’unification de l’État, apportant la seule langue liturgique, créée sur la base de l’alphabet slavon des Grecs Cyrille et Méthode. La liturgie orthodoxe est célébrée dans une langue compréhensible à tous, ce qui rapproche incontestablement les sujets de Vladimir Monomaque. Cette langue deviendra le fondement de la culture russe.
Tous les spécialistes s’accordent à reconnaître que Vladimir Monomaque fut le plus grand chef militaire et homme d’État de la Russie kiévienne. Monument du XIIIe siècle consacré à l’invasion tataro-mongole, le Dit sur la ruine du pays russe après la mort du grand-prince Iaroslav, conte la magnificence de l’État russe, qui atteint à son apogée sous le règne de son fils, Vladimir Monomaque. L’auteur décrit l’immensité infinie de « la Terre russe, radieuse entre toutes et magnifiquement ornée ». Ne s’étend-elle pas des Hongrois aux Polonais et aux Tchèques, des Lituaniens aux Allemands et aux Caréliens, de la mer Blanche et de l’océan Glacial Arctique aux Bulgares, aux Tchérémisses et aux Mordves – autant de « pays impurs » qui ont fait allégeance au prince de Kiev6 ? En prenant Polotsk en 1127, le fils de Vladimir, Mstislav, atteint le point culminant des conquêtes territoriales de l’empire kiévien. En 1132, aussitôt après la mort de Mstislav, les princes de Polotsk entreprennent de reconquérir leurs domaines. Pour Kiev, c’est le début de la décadence.
Demeurée dans la langue russe, l’expression : « Que tu es lourde, chapka du Monomaque », évoque le bonnet enrichi de pierreries du prince Vladimir, que coifferont ensuite tous les tsars moscovites, afin de maintenir le lien avec la Rus et Byzance. L’expression fait allusion au fardeau du pouvoir suprême et aux mérites du premier détenteur de la « chapka ». Si Vladimir élargit les frontières de son État, il réussit également – et c’est le plus important – à préserver la paix en son sein, condition sine qua non de l’existence d’un empire. Dans l’Instruction qu’il adresse à ses fils (ils sont au nombre de huit) avant de mourir, le grand-prince insiste d’abord sur la nécessité de la concorde entre les frères, entre les princes auxquels échoit en héritage une partie de l’État. Mstislav, qui reçoit le trône de Kiev, est un chef d’armée résolu et expérimenté. Il maintiendra encore le prestige du grand-prince durant les sept années de son règne (jusqu’en 1132). Lui succède son frère laropolk. Dès lors, tous les princes sortent de la juridiction de Kiev.
Le déclin de l’Empire des Rurik se poursuivra pendant plusieurs décennies. Les causes en sont multiples. Elles sont d’abord politiques, liées à l’organisation de l’État, au régime de succession. Iziaslav, prince de Volhynie, petit-fils du Monomaque et fils de Mstislav, agrandit sans cérémonies ses domaines au détriment de sa famille et, le premier, formule ce nouveau principe : « La place ne vient pas à la tête, mais la tête à la place. » En d’autres termes, la vaillance et les qualités personnelles du prince, et non plus la rotation, sont désormais ce qui permet d’acquérir des territoires et du pouvoir. L’autorité de Kiev chute brutalement. Il y a aussi à cela des raisons économiques : après les invasions arabes, la Méditerranée a perdu de son importance, et Byzance avec elle. Constantinople tombe en 1204, portant également un coup très rude à Kiev.
Les guerres intestines ne sont plus de même nature, se transformant en conflit entre États ennemis. En 1169, le prince de Rostov-et-Souzdal, Andreï Bogolioubski, petit-fils du Monomaque, organise une coalition et, à la tête d’une gigantesque armée, s’empare de Kiev. Ce n’est pas la première fois que des princes entrent dans la capitale par la force du glaive, pour monter sur le trône. Mais Andreï Bogolioubski a d’autres projets. La ville est saccagée, incendiée, la population tuée ou réduite en esclavage. La Chronique évoque les pillages, les viols, les églises en cendres, vidées de leurs trésors. Andreï Bogolioubski, dont le père Iouri Dolgorouki, trois fois grand-prince de Kiev, était détesté par ses habitants, est mû par un désir de vengeance et la volonté d’humilier la capitale de l’empire du Monomaque, d’en faire une cité ruinée, ayant perdu toute importance. Quand, un demi-siècle plus tard, les Mongols de Batou prendront Kiev, ils y feront moins de dégâts que le prince chrétien descendant de Rurik.
Andreï Bogolioubski est originaire du nord-est. Le déplacement du sud vers le nord-est commence dans la seconde moitié du XIIe siècle. Vladimir Monomaque lui-même accorde une grande valeur à ses domaines de la Volga, hérités de son père Vsevolod. Il effectue de fréquents séjours à Rostov et déploie de nombreux efforts pour en accroître le rôle économique et culturel. Les historiens ne parviennent pas à s’accorder sur le nom du fondateur de la ville de Vladimir : s’agit-il du Monomaque, ou du premier Vladimir, responsable du baptême de la Russie ? Quoi qu’il en soit, lorsque Andreï Bogolioubski devient prince de Rostov-et-Souzdal, Vladimir est déjà un grand centre politique et culturel. Elle deviendra bientôt la capitale de Russie.
Selon la Chronique, Andreï Bogolioubski expliquait ainsi sa marche vers le nord-est : « Ici, tout est plus calme. » Dans la bouche du prince, cela prend un sens bien précis : au sud, la situation est instable, explosive. Sur les bords de la Kliazma et de la Haute-Volga, région de forêts et de marécages, la paix est autrement plus grande que dans les steppes ouvertes à tous les vents, ou sur les rives du Dniepr. Mais ce désir de « calme » a une autre signification. Le destin de Iouri Dolgorouki qui, très légitimement, a régné trois fois sur Kiev et en est parti trois fois, brouillé avec ses habitants, symbolise la situation dans le sud : il ne suffit pas de pouvoir prétendre au trône de Kiev, il faut aussi avoir l’accord des Kiéviens. Lesquels ont une façon un peu brutale d’exprimer leurs sentiments : après la mort de Iouri Dolgorouki, une révolte éclate en 1157 ; les Kiéviens massacrent les Souzdaliens amenés par le prince. En détruisant la ville douze ans plus tard, Andreï Bogolioubski ne fait, au fond, que régler ses comptes avec les Kiéviens indociles. Le « calme » du nord-est, où il n’existe pas de grandes villes avec leurs viétchés, permet au prince de gouverner autrement que dans le sud.