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Des rapports nouveaux s’instaurent entre le prince et ses sujets. Anatole Leroy-Beaulieu voit le sens historique de l’affrontement entre Souzdal et Kiev dans le « choc du régime patrimonial du nord avec l’anarchie patriarcale du midi » ; c’est « le premier triomphe de l’autocratie déjà en germe dans les forêts de l’est, sur les traditions lignagères des Kniazes et les traditions d’indépendance des villes ou des tribus de l’ouest7 ». L’historien français du XIXe siècle ne pouvait prévoir qu’en 1954, à Moscou, sur la place du Soviet, un monument serait élevé en l’honneur de Iouri Dolgorouki dont la Chronique lie le nom à la première évocation de Moscou (1147). Relatant le saccage de Kiev par Andreï Bogolioubski, l’historien ukrainien du début du XXe siècle Mihajlo Grouchevski juge nécessaire de préciser que le prince était venu de Vladimir, située près de Moscou. L’historien ukrainien choisit volontairement l’anachronisme : il n’ignore pas qu’en 1169, Vladimir est la capitale de la principauté, alors que Moscou désigne une colonie récente. Mais il veut souligner les racines anciennes du conflit entre l’Ukraine et la Russie, leur opposition depuis le fond des âges, confirmant – selon lui – l’existence de deux peuples : ukrainien et russe.

Pesant héritage du XIXe siècle, le nationalisme est inconnu des habitants de la Russie kiévienne. Pour les historiens russes unanimes, le déclin de la puissance kiévienne est aussi un processus d’intégration. La structure étatique s’effondre, mais pour que naisse le peuple, le sentiment de l’unité du peuple. Et l’historien du XIXe siècle conclut : « Mécaniquement soudée en un ensemble politique par les premiers princes de Kiev, à partir d’éléments ethnographiques divers, la Terre russe, en perdant cette unité politique, commence pour la première fois à se percevoir comme un peuple, la composante d’une terre8. » Leroy-Beaulieu, qui ne risque pas d’être taxé de parti pris, éclaire le sens de ce sentiment d’appartenance à un même peuple : « Il n’y eut […] ni lutte de race, ni schisme national entre les nouveaux Russes de la Souzdalie et la Rus primitive, comme l’ont depuis prétendu ceux qui des Grands et des Petits-Russiens veulent faire deux nations différentes9. » À compter de la fin des années trente, la notion de « berceau du peuple russe » est, pour les historiens soviétiques, une évidence absolument officielle et une preuve supplémentaire de la justesse des lois ayant conduit à la révolution d’Octobre. Les citations de Marx et Engels, obligatoires dans les études scientifiques sur tous les sujets, sont, en l’occurrence, on ne peut plus appropriées. Marx, qui haïssait la Russie, principal obstacle sur la voie du socialisme en Europe, avait une attitude très positive à l’égard de la Rus, soulignant le « caractère gothique » de l’Empire des Rurik et niant ses liens avec l’histoire russe ultérieure. « C’est dans la boue sanglante de l’esclavage mongol, et non dans la glorieuse austérité de l’époque normande, que naquit la Moscovie dont est issue la Russie tsariste moderne10. »

La Chronique enregistre une date : 1132. « Alors, toute la Terre russe s’effondra. » C’est l’année de la mort de Mstislav le Grand. La Russie kiévienne part en lambeaux. Leroy-Beaulieu a raison de ne déceler, dans les causes de l’effondrement, aucune hostilité raciale ou nationale. Le XIIe siècle l’ignore. La généalogie d’Andreï Bogolioubski témoigne de sa complète indifférence ethnique : sa mère est une princesse polovtsienne, sa grand-mère la fille d’un roi anglo-saxon, son arrière-grand-mère une princesse grecque. Les rives du Dniepr ont vu se mêler Slaves, Normands et tribus des steppes. En se déplaçant vers le nord-est, les princes occupent des terres peuplées de tribus finnoises qui viennent ajouter leur sang au cocktail slave-normand-polovtsien.

Apparue au XVIIIe siècle, la « question nationale » a suscité de vives polémiques qui ne sont pas apaisées depuis. Elles ont retrouvé une brûlante actualité depuis l’effondrement du système soviétique. En 1992, le directeur de l’Institut d’Histoire de l’Académie de Russie (distincte de l’Académie des sciences d’URSS depuis 1988) reconnaît que subsistent des doutes sur une question qui semblait définitivement résolue depuis longtemps et officiellement sanctionnée : « Nous ne savons même pas à quel moment le peuple russe a commencé à se former, à quel moment l’on peut parler de la division du peuple vieux-russe en trois branches, russe, ukrainienne, biélorusse. Les uns affirment que cela s’est produit au temps de la Russie kiévienne (XIe-XIIe siècles), d’autres – dont le point de vue semble plus fondé – repoussent ce processus à la période postmongole (XIVe-XVe siècles)11. »

La foi, la langue, l’écriture communes créent la base d’une unité perçue comme la « Terre russe ». Nulle part, souligne Vassili Klioutchevski, grand connaisseur des sources les plus anciennes, nous « ne rencontrons l’expression de peuple russe ».

7 Le Dit de l’ost d’Igor

Ô, Terre russe ! Déjà, te voici au-delà des collines.

En 1795, dans une collection de manuscrits de Iaroslavl, l’on découvre, à l’intérieur d’une anthologie manuscrite, la copie d’un poème épique inconnu, le Dit de l’ost d’Igor. A. Moussine-Pouchkine, grand amateur et collectionneur d’antiquités russes, en fait l’acquisition. En 1800, le poème est publié. En 1812, le manuscrit est détruit durant l’incendie de Moscou. La version imprimée est donc le seul témoignage de l’existence du manuscrit. Au début du XXe siècle, une copie est retrouvée, réalisée après la découverte du manuscrit à l’intention de Catherine II ; elle présente toutefois de légères différences avec la première publication. L’étude paléographique et philologique du Dit permet bientôt de conclure que le second manuscrit ne saurait être antérieur au XVIe siècle, autrement dit que plus de trois cents ans le séparent de l’original.

Les deux mille huit cents mots qui composent le poème font l’objet d’innombrables études (plus de huit cents écrits), d’appréciations et interprétations divergentes, de polémiques acharnées. L’étude du texte et les disputes commencent simultanément et se poursuivent à ce jour. Le Dit est mystérieux à bien des titres. D’abord, si l’on peut dire, pour des raisons « physiques » : il n’y a pas d’original et la littérature russe ancienne ne recèle rien de semblable. L’histoire de la campagne d’Igor Sviatoslavitch contre les Polovtsiens s’y détache comme une montagne au milieu d’une plaine. La littérature de la Russie kiévienne est riche en chroniques, en vies de saints, en sermons et en rhétorique, en récits de pèlerins. Mais on n’y trouve rien qui rappelle le Dit par l’expressivité, la richesse des images, la symbolique, les métaphores, le rapport personnel aux événements décrits. Peut-être, comme d’aucuns le pensent, existait-il de telles œuvres, disparues dans les incendies de l’époque. D’autres, en revanche, émettent l’hypothèse que le Dit ne fut pas écrit, comme on le croit traditionnellement, aussitôt après la campagne, en 1185-1186.

Trois grands points de vue demeurent irréconciliables : le Dit de l’ost d’Igor est un monument du XIIe siècle ; c’est un faux, datant peut-être du XVIIe siècle ; le texte a été écrit entre le XIIIe et le XVe siècle. Les chercheurs sont en désaccord sur la date de rédaction du poème et sur le lieu de naissance de l’auteur. Les innombrables exégètes se querellent sur le sens des mots et des notions auxquels l’écrivain a recours. Les philologues émettent quantité de suppositions sur l’origine de la langue. Tous, cependant, s’accordent à penser que la visée fondamentale du poème est un appel patriotique à l’union contre l’ennemi commun, lancé à l’intention des princes russes. Mais le débat reprend dès qu’il s’agit de désigner l’ennemi contre lequel il convient de s’unir. L’ambiguïté religieuse du Dit laisse perplexe : l’auteur, chrétien, emploie d’innombrables images et symboles païens, il s’adresse aux idoles, alors même que la Russie est orthodoxe depuis deux siècles. Les défenseurs du Dit l’expliquent par la « double croyance » encore en vigueur, par l’idolâtrie toujours vivace dans le peuple. Cependant, rien n’atteste la popularité de ce poème, sa diffusion parmi le peuple qui, en outre, n’aurait sans doute pas pu lire un texte aussi ardu.