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Constatant que « la défaite d’Igor Sviatoslavitch eut des conséquences funestes pour toute la Terre russe », le spécialiste n’en estime pas moins que si le Dit relate une défaite, il reste « profondément optimiste ». Modernisant à l’extrême la lecture de ce texte ancien, Dimitri Likhatchev fait du Dit de l’ost d’Igor une œuvre modèle de la littérature patriotique soviétique. Dès lors, il est obligatoire d’aimer ce texte. Le doute, ou l’indifférence, à son égard relève du crime idéologique.

Dans quelle mesure l’auteur du poème épique sur la campagne d’Igor est-il responsable de cet état de choses ? Shakespeare, qui écrivait au XVIIe siècle, n’est pas moins mystérieux que le poète du XIIe ou du XIIIe siècle. On ne débat pas seulement de l’existence de l’auteur de Roméo et Juliette, on s’interroge aussi, et surtout, sur la signification de son texte, rédigé dans une langue assez moderne. Les accusations de calomnie à l’encontre du malheureux Richard III, de complaisance envers les Tudors, d’antisémitisme ou de souci de ne pas choquer les mœurs de l’époque, sont également avancées ou réfutées, dans la mesure où les œuvres du dramaturge fournissent de quoi étayer tout et son contraire. Si l’on fait abstraction de formulations telles que « les intérêts du peuple laborieux », ou « les représentants progressistes », force est d’admettre la justesse de l’interprétation que donne Dimitri Likhatchev du message idéologique véhiculé par le Dit : l’union de la Terre russe est une nécessité absolue pour lutter contre les « impurs ».

Un point, en revanche, est plus douteux : quel contenu le poète met-il dans le mot « russe » ? Henryk Paszkiewicz, qui nie l’authenticité du Dit, fonde précisément sa théorie sur cet emploi moderne de la notion de « russe », lui conférant un sens qu’elle ne pouvait avoir au XIIe siècle. Le mot Rus, alors, démontre le chercheur, avait deux significations. La première, géographique et politique, désignait la terre où vivaient Polianes et Severianes, bâtisseurs des cités de Kiev, Tchernigov, Pereïaslavl ; la seconde, religieuse, réunissait tous les peuples, slaves et non slaves, professant la religion russe, en d’autres termes l’orthodoxie. L’expression « Terre russe » a, dans le Dit de l’ost d’Igor, une connotation ethnique et nationale, étrangère à l’époque5.

L’actualité du récit de la défaite du prince Igor au cours des deux cents dernières années – une actualité qui ne peut que croître – est bien là. Le texte retient l’attention par son abondante nomenclature géographique : au sud, la Crimée et le Danube, à l’ouest la Dvina et le Niemen. La « Terre russe », dont les chercheurs font le grand héros du poème, s’étend de la mer Noire et des frontières de la Hongrie à la Lituanie à l’ouest, à Novgorod le Grand au nord, à la Volga à l’est. Pour reprendre l’expression d’Henryk Paszkiewicz : les frontières de la Rus sont le héros principal du Dit de l’ost d’Igor. Le chant épique traduit magnifiquement « l’idée du Monomaque », idée d’un État puissant et uni, sur le territoire qu’occupait l’ancienne Russie au temps de sa splendeur.

8 Sur les ruines

Car le frère disait au frère : « Ceci m’appartient, et cela aussi. »

Dit de l’ost d’Igor.

Le siècle qui s’écoule de la mort de Mstislav à l’arrivée des Mongols (1132-1223) est entièrement tissé de luttes fratricides entre les princes russes. On peut considérer qu’elles sont à l’origine de l’effondrement de l’Empire des Rurik. Mais il est aussi juste de dire que ce déclin, dont les multiples causes ont été évoquées ci-avant, déclenche les conflits armés entre frères, oncles et neveux. L’époque est marquée par la fin du prestige et de la puissance – ceux de Kiev, du moins – et par un mouvement de colonisation, essentiellement en direction du nord-est. Les historiens ont calculé qu’au milieu du XIIe siècle, il existe quinze principautés. Au début du XIIIe siècle, elles sont près de cinquante et, au XIVe siècle, deux cent cinquante environ. Les plus solides sont celles de Vladimir-et-Souzdal, de Galicie, de Volhynie et la république de Novgorod.

La marche vers le nord-est, où apparaîtra le centre de l’État russe, est avant tout l’affaire des princes de Rostov et Souzdal, deux très anciennes cités de la Russie kiévienne. En plein accord avec l’idée de Taine sur l’importance du moment, du peuple et du territoire dans l’Histoire, nous appliquerons ces catégories à la terre de Souzdal durant la seconde moitié du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle. Ancienne composante de la puissance kiévienne, la principauté apparaît sur le devant de la scène au moment où les guerres instestines éclatent, après la mort de Iaropolk. Fils puîné du Monomaque, Iouri Dolgorouki, prince de Souzdal, rêve du trône de Kiev. Pendant plus de huit ans, il combat son neveu Iziaslav, occupant deux fois Kiev et la perdant deux fois, avant de parvenir à ses fins et d’être grand-prince en 1155, deux ans avant sa mort. À ces guerres prennent part presque toutes les branches de la maison Rurik, presque toutes les régions de Russie, mais aussi les voisins, Polovtsiens, Hongrois, Polonais.

Au XIe siècle, le centre de la principauté est Rostov. Iouri Dolgorouki, toutefois, préfère Souzdal, d’où il part en campagne et où il revient invariablement. La conquête de terres et l’élargissement des domaines princiers – forêts, marécages et fleuves – s’effectuent par la construction de cités. Ces dernières sont essentiellement bâties sur les rives de la Volga et de ses affluents, l’Oka, la Kliazma, ainsi que de leurs affluents. Parmi les nouveaux bourgs fortifiés, on trouve Pereïaslavl, Iouriev, Dmitrov et Moscou. Le fils de Iouri, Andreï, transportera la capitale dans la ville de Vladimir, sur la Kliazma.

La guerre que se livrent Souzdal et Kiev traduit la nature des rapports entre le sud-ouest et le nord-est. Une autre illustration est constituée par les migrations de populations, depuis les terres de Kiev, Tchernigov, Pereïaslavl, constamment saccagées, et la Haute-Volga. Les nouveaux venus soumettent, repoussent, englobent et assimilent les tribus finnoises qu’ils trouvent sur place. Ce déplacement n’implique pas seulement, pour les gens du sud, un changement de climat. Les conditions locales contraignent à s’installer en petits groupes, pour gagner de haute lutte une parcelle de terre sur la forêt et les marais. Les paysans partent vers le nord-est, en quête de tranquillité. Les droujinniks, eux, suivent le prince, à la recherche de butin et de gloire. Les princes veulent acquérir des terres et se libérer du viétché, ainsi que des puissants boïars qui font la loi à Kiev et dans les autres cités anciennes de la Rus.