Sur les terres nouvellement acquises, l’idée du Monomaque, celle d’un pouvoir autocratique et unique, reprend de la vigueur. Elle trouve son expression la plus parfaite dans la personnalité et l’action d’Andreï Iourievitch Bogolioubski. Parmi les facteurs qui ont assuré le succès de ce transport du pouvoir dans la Haute-Volga, le hasard a largement sa part : trois hommes d’État éminents vont se succéder à la tête de la terre souzdalienne, Iouri Dolgorouki et deux de ses fils, Andreï et Vsevolod. En 1149, Iouri devient pour la première fois prince de Kiev ; son fils Vsevolod qui mourra en 1212, succédera à son frère Andreï. Durant ces soixante-trois ans, en deux générations, Kiev tombera définitivement, l’État édifié depuis le IXe siècle s’effondrera et de nouveaux centres de pouvoir verront le jour. Andreï Bogolioubski prendra le titre de grand-prince de Vladimir et le nouvel État se verra doté d’une nouvelle capitale.
Les historiens expliquent diversement les causes de ce changement de capitale : modification des voies commerciales, menace extérieure, sang varègue des princes qui les empêche de demeurer longtemps à la même place. Sans nous attarder sur la validité de ces arguments pris ensemble ou séparément, force nous est, toutefois, de nous étonner : Rurik et ses frères sont venus de Novgorod à Kiev. Seule la mort, sans doute, a empêché Sviatoslav de transférer définitivement sa résidence à Pereïaslavets, sur le Danube. Vladimir cède relativement vite son rôle de capitale à Moscou que Pierre le Grand quittera au profit de Pétersbourg, d’où le pouvoir, enfin, reviendra à Moscou. Les capitales bondissent des rives du Dniepr qui se jette dans la mer Noire, à celles de la Moscova dont les eaux coulent au cœur du continent, puis sur les bords de la Neva et de la Baltique, et avec elles changent les conditions géographiques, le climat, la population. Le centre de gravité se modifie également, ainsi que les ennemis et la direction de ce mouvement qui, jamais, ne s’interrompt. Reste, toutefois, grand moteur de ces déplacements, « l’idée du Monomaque ».
Andreï Bogolioubski occupe une place particulière parmi les bâtisseurs de la principauté souzdalo-vladimirienne. Les historiens russes, tout en lui consacrant un nombre non négligeable de pages, ne lui accordent pas pleinement l’attention qu’il mérite. Peut-être en sont-ils empêchés par la maigreur des sources historiques, ce qui n’aurait pas dû, en revanche, faire reculer les romanciers ; or, la figure du premier grand-prince de Vladimir les laisse manifestement indifférents. Vassili Klioutchevski note : « Il émane de toute la personne d’Andreï un souffle nouveau ; mais ce souffle n’est sans doute pas celui de la bonté. » La soif de pouvoir d’Andreï Bogolioubski, soif d’un pouvoir absolu, non partagé, n’est pas, elle, entièrement nouvelle, même pour les Rurik de la période kiévienne, sans parler des ancêtres anglo-byzantino-polovtsiens. L’intérêt du personnage est ailleurs. La nouveauté d’Andreï vient de ce qu’il apparaît, avec tout ce que cela implique de positif et de cruel, comme le précurseur direct d’Ivan IV le Terrible et de Pierre Ier le Grand. Si Ivan et Pierre avaient besoin d’un modèle, ils ne pouvaient en imaginer de meilleur.
Andreï naît en 1111 sur la terre souzdalienne et, durant les trente-huit premières années de sa vie, il ne quitte pas le nord. Ayant reçu en partage un faubourg de Souzdal, Vladimir, il s’en contente parfaitement. Il se rend à Kiev pour la première fois en 1149, date à laquelle son père monte sur le trône du grand-prince. Commence alors le long combat de Iouri Dolgorouki pour soumettre la capitale. Andreï y témoigne d’une remarquable vaillance, se distinguant même parmi les princes russes du sud, pourtant habitués à se bagarrer constamment. Ayant consolidé ses positions à Kiev, Iouri donne à son fils la petite ville de Vychgorod (à sept kilomètres de la capitale). Mais Andreï n’aime pas le sud. Enfreignant la promesse faite à son père, il rentre secrètement chez lui, à Vladimir, emportant une icône de la Vierge que la légende attribue à saint Luc. Rebaptisée « Vierge de Vladimir », l’icône devient l’une des principales reliques de Russie.
Andreï ne s’installe pas directement à Vladimir, ni dans les cités les plus anciennes de la région, Rostov-et-Souzdal. Il choisit pour résidence un petit village situé à onze kilomètres de Vladimir, Bogolioubovo. De là, il dirigera d’abord la principauté de Vladimir, puis toute la Terre russe. Iouri Dolgorouki laissera le trône de Kiev à son fils qui, le premier, rompant avec la tradition séculaire, préférera gouverner la Rus depuis sa propre capitale, au nord-est.
Andreï Bogolioubski n’aime ni le sud ni Kiev. À la première occasion, il rentre chez lui, renonçant, lui le petit-fils du Monomaque, à la « mère des villes russes », non parce qu’il préfère le climat de la Haute-Volga, mais parce qu’il sait qu’à Kiev, son pouvoir sera limité. Le règne d’Andreï Bogolioubski clôt le premier chapitre de l’histoire russe, et ouvre le second.
La rupture entre le sud et le nord, entre la Russie kiévienne frappée par le déclin et l’État qui prend la relève, est concrétisée par l’installation du prince Andreï à Vladimir. L’ordre ancien se voit ainsi brisé. Andreï ne renonce pas pour autant au titre de grand-prince, mais il décide d’exercer son pouvoir depuis une autre capitale. C’est une véritable révolution, qui fait voler en éclats le système politique des Rurik. Sous le règne d’Andreï, la hiérarchie du pouvoir explose. Jusqu’alors, le grand-prince, en se transportant à Kiev, laissait ses anciennes possessions à celui de ses parents qui, par l’âge, venait aussitôt après lui. Devenu grand-prince et régnant par là même sur Kiev, Andreï choisit de garder la haute main sur la terre souzdalienne. Cette dernière cesse donc d’être une terre patrimoniale, pour devenir le domaine réservé d’un seul prince. Souzdal sort du cercle des régions de Russie passant de prince en prince. Un nouveau système de pouvoir est né.
Andreï saccage impitoyablement Kiev en 1169 – « les vainqueurs n’épargnèrent ni les temples, ni les femmes, ni les enfants », rapporte le chroniqueur –, et la cède à son frère aîné, Gleb, puis, après la mort rapide de ce dernier, à ses neveux de Smolensk. Et quand ceux-ci refusent de se soumettre aux ordres venus de Vladimir, Andreï les chasse comme valetaille : « Tu n’en fais pas, Roman, selon ma volonté… Eh bien, déguerpis de Kiev, et toi, Mstislav, de Novgorod, toi, David, de Vychgorod… » Le prince Mstislav, dont on prétend qu’il n’éprouve aucune crainte au monde hormis celle de Dieu, répond, offensé : « Tu t’adresses à nous, non pas comme à des princes, mais comme à tes soudards. »
Mstislav a parfaitement saisi le sens profond des changements en cours : au système des relations familiales entre les princes, qui n’excluait pas les conflits et les guerres mais était fondé sur la « hiérarchie » traditionnelle, succède la sujétion politique, qui rabaisse pratiquement les petits princes au rang de la plèbe.
Les historiens divergent dans l’appréciation des motifs d’Andreï Bogolioubski. Les uns s’interrogent : ses actes étaient-ils dictés par le « principe raisonné d’une autocratie responsable, ou par de purs instincts de despote1 » ? D’autres estiment qu’il fut « le premier prince russe à vouloir clairement et fermement instaurer le pouvoir absolu et l’autocratie », le fondateur d’un nouvel ordre étatique2. Les chroniqueurs, surtout méridionaux, qui gardent en mémoire la ruine de Kiev, rivalisent d’éloquence pour décrire le « despotisme » d’Andreï, ses caprices de tyran. « Le prince Andreï était intelligent », rapporte l’un d’eux, « et vaillant dans toutes ses entreprises, mais il les gâtait par son immodération… ». En d’autres termes, ses colères lui faisaient perdre la tête.