La logique qui préside à l’action d’Andreï Bogolioubski permet de considérer sa politique comme la mise en place consciente d’un ordre nouveau. Il suffit de passer en revue les principales décisions du grand-prince, et en premier lieu, le transfert de la capitale. L’empereur Tibère, il est vrai, s’était installé à Capri, mais Rome restait la capitale de l’empire. Andreï, lui, prive Kiev de son rang. Deuxième point, l’humiliation des petits princes, qui se voient transformés en « valets ». Le grand-prince refuse de s’appuyer sur l’aristocratie – les droujinniks de son père, les boïars – et les échevins de la cité qui gouvernent par le biais du viétché. Il leur préfère des serviteurs issus des couches les plus basses et les moins évoluées de la population, exigeant avant tout une loyauté sans faille envers sa personne. Les lointains héritiers d’Andreï, Ivan le Terrible et Pierre le Grand, reprendront cette manière de « tyrannie démocratique ».
En avance sur son temps, Andreï Bogolioubski met au point la technique du pouvoir autocratique. L’ambition, alliée à un tempérament capricieux et colérique, brouille le grand-prince avec l’aristocratie et les édiles, mais aussi avec son entourage proche. Le résultat est que vingt conjurés font un jour irruption dans sa chambre. Malgré son âge respectable, le vieux guerrier désarmé résiste à ceux qui sont venus le tuer. En vain. Pendant deux jours, les conjurés refuseront l’autorisation d’inhumer le corps. La révolte est dans la ville, les pillages commencent. Durant près de deux ans, la principauté de Souzdal est déchirée par les guerres intestines. Là encore, le prince Andreï se révèle un précurseur : après la mort d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, la Russie connaîtra, de même, une période troublée.
Les guerres menées par Andreï contre les Bulgares de la Kama ou Novgorod visaient principalement à renforcer son pouvoir autocratique. Son œuvre de bâtisseur – il devait faire de Vladimir l’une des plus belles villes de Russie, riche en églises et abondamment peuplée d’artisans et de marchands – rehaussa le prestige du grand-prince et de sa capitale. Andreï Bogolioubski déploya aussi des efforts importants pour créer, à Vladimir, une « métropole » indépendante de Kiev. Constantinople ne le lui permit pas, le patriarche voyant d’un œil peu amène le surgissement d’un nouveau centre de pouvoir, manifestement désireux de prendre ses distances.
Évoquant les bonnes et moins bonnes actions d’Andreï, qui a pourtant rang de saint, l’historien du XIXe siècle conclut : « Andreï fut le premier prince grand-russien ; par son action fondatrice, il a montré l’exemple à ses successeurs, ainsi conviés, pour autant que les circonstances le leur permissent, à achever ce que leur ancêtre avait ébauché. »
Les deux années de troubles qui suivent l’assassinat du grand-prince n’anéantissent pas son œuvre. Vladimir demeure la capitale, en dépit des efforts déployés par les « villes aînées » de Rostov-et-Souzdal pour se débarrasser de la cité bien-aimée d’Andreï. Le trône est repris par le frère de ce dernier, Vsevolod, fils puîné de Iouri Dolgorouki et l’un des petits-fils du Monomaque. Les trente-six ans de règne de Vsevolod (1176-1212), surnommé la Grand-Nichée en raison de sa très nombreuse progéniture, sont une période d’essor pour la principauté de Vladimir-Souzdal. L’auteur du Dit de l’ost d’Igor évoque la droujina du grand-prince, si puissante qu’elle peut « vider la Volga de ses rames et puiser, avec ses casques, toute l’eau du Don ». Prudent mais obstiné, Vsevolod consolide le pouvoir absolu et la position de Vladimir, comme centre de la Russie. Son État couvre un gigantesque territoire, depuis les steppes de la mer Noire jusqu’à l’océan Glacial Arctique, depuis le Danube et la Dvina jusqu’à la Volga, abritant une population de six millions de personnes.
Le déplacement progressif du centre de pouvoir et de la population du sud vers le nord-est modifie le contexte économique du pays, qui, à son tour, influe sur la nature du régime. Les labours et la forêt deviennent les principales sources de revenus. La forêt fournit le matériau de construction des isbas, la tille pour la fabrication des chaussures et de la vaisselle, la cire pour les bougies, le miel et l’hydromel. Les labours sont conquis de haute lutte sur la forêt, et abandonnés après une brève exploitation. Le caractère extensif de l’agriculture contraint à changer fréquemment de lieu d’habitation, à mener une vie mobile, errante.
Imposée par les nécessités économiques, cette complète liberté de mouvement rompt finalement les liens communautaires. Le statut juridique de l’agriculteur et du propriétaire terrien est défini par leur « rang », par le contrat passé avec le prince. La terre appartient au prince, qui l’octroie aux boïars, à ses serviteurs libres, aux institutions religieuses. Elle est travaillée par des paysans libres, des fermiers et des esclaves. Le gigantesque territoire est en quête de peuplement, garantie d’une pleine liberté de mouvement, et la population passe facilement d’un prince à l’autre. La suppression de cette liberté par le propriétaire terrien eût fermé ses domaines à l’afflux des colons.
Le viétché, qui existait dans les villes les plus anciennes des principautés du nord-est, tombe rapidement en désuétude, au fur et à mesure que se renforcent les oudiels princiers (territoires attribués, à titre héréditaire, à une des branches de la dynastie). Le pouvoir est entièrement détenu par le prince, seul principe unificateur dans le morcellement induit par l’octroi de terres aux uns et aux autres, selon son bon vouloir. Les fonctions administratives sont remplies, sur les terres appartenant au prince lui-même, par ses serviteurs – boïars et gouverneurs. Mais ceux qui détiennent une votchina, une terre « privée », ont le droit d’y prélever l’impôt et d’y exercer la justice.
Le déclin de Kiev est à la fois une cause et une conséquence du renforcement de la terre souzdalo-vladimirienne. L’affaiblissement de la « mère des villes russes » s’accompagne d’un accroissement du rôle des régions sud-ouest de la Russie kiévienne. Le territoire compris entre les Carpates et le Pripiat se divise entre la Volhynie et la Galicie. Ces principautés, qui constituent la partie la plus occidentale de l’empire des Rurik, ont des liens étroits avec la Pologne et la Hongrie et se voient souvent transformées en champs de bataille, opposant les Russes à leurs voisins de l’ouest. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, Galitch est gouvernée par le puissant prince Iaroslav Vladimirovitch, dit « Osmomysl » (« le Sage »), évoqué dans le Dit de l’ost d’Igor. « Ô, prince Osmomysl Iaroslav, qui sièges si haut sur ton trône d’or ! Tu as renforcé les Carpates de tes armées de fer… tu exerces ta justice jusqu’au Danube ! »
Osmomysl est marié à la sœur de Vsevolod la Grande-Nichée et il soutient la politique du prince de Souzdal. L’union du nord-est et du sud-ouest est dirigée contre l’ancien centre, Kiev. Elle profite avant tout au grand-prince Vsevolod. Et quand, à la mort de Iaroslav Osmomysl, son fils, Vladimir de Galitch, tentera de consolider son trône repris au roi de Hongrie, il demandera l’aide de son oncle Vsevolod : « Père et Seigneur ! Maintiens Galitch sous mon autorité, et, devant Dieu, je me soumettrai, avec toute la Galicie, à ta volonté. »
Après la mort de Vladimir, Roman, prince de Volhynie, réunit tout le sud-ouest en une seule principauté, dite de Galicie-Volhynie. Brillant chef d’armée, il mène des campagnes victorieuses contre les Hongrois, les Polonais, les Lituaniens, les Polovtsiens. Il vient en aide à l’empereur de Byzance et refuse la couronne royale que lui offre le pape Innocent III, dans l’espoir de convertir le puissant prince russe au catholicisme. En 1205, Roman est tué au cours d’un combat contre les Polonais. Après sa mort, la principauté connaît une période de troubles, typique de ce temps. La politique intérieure du prince de Galicie-Volhynie visait à renforcer son pouvoir personnel. La Chronique a consigné les paroles qu’il prononça pour expliquer sa brutalité envers les boïars de Galitch : « On ne mange pas de miel, sans éliminer les abeilles. » Pour Lev Goumilev, le prince Roman était plein de vaillance, énergique, cruel, perfide et fort entreprenant. Autant de qualités que l’historien attribue à l’héritage de sa mère, fille du prince de Pologne Boleslas Bouche-Torse, et à son éducation en Pologne. Les princes éduqués en Terre russe montraient d’ailleurs, selon lui, les mêmes qualités, mais ne les possédaient pas toujours toutes à la fois.