En 1203, se forme une coalition antikiévienne, à l’initiative du prince Igor de Tchernigov, naguère prince de Novgorod de la Severa et héros du Dit de l’ost d’Igor. Il rassemble les princes russes et engage des mercenaires parmi ces Polovtsiens dont il fut autrefois le captif. Le chroniqueur qui, jadis (1169), relatait, horrifié, le sac de la capitale par Andreï Bogolioubski, écrit à présent : « Et un grand malheur s’abattit sur la Terre russe, comme Kiev n’en avait jamais connu depuis son baptême. » La ville est pillée, incendiée, les églises sont anéanties, les habitants emmenés en captivité. Presque au même moment (1205), les croisés prennent d’assaut Constantinople et détruisent impitoyablement la capitale de l’Empire d’Orient. Mais il ne s’agit, après tout, que de la capitale de l’Église orthodoxe que les catholiques, alors, ne reconnaissent pas pour chrétienne. Kiev, en revanche, est saccagée par les orthodoxes eux-mêmes, avec l’aide, il est vrai, des Polovtsiens païens.
Le règne de Vsevolod la Grande-Nichée est marqué par un fait qui témoigne de l’avènement d’une ère nouvelle. Jusqu’alors, les guerres entre les princes avaient pour objet une « place » : on se battait pour le trône, que l’on revendiquait au nom du droit d’aînesse. En 1207, les princes de Riazan décident de résister à la politique de Vsevolod. Le grand-prince fait jeter en prison tous ceux qu’il peut attraper, exige que lui soient livrés tous les autres, leur épouses, et les garde captifs à Vladimir. Les villes de la principauté de Riazan sont désormais gouvernées par des possadniks (gouverneurs) de Vsevolod. Un fils du grand-prince est placé sur le trône de Riazan. Les habitants ne se calment pas pour autant. Alors, Vsevolod expulse toute la population, avec son évêque, et brûle la ville. La principauté est rattachée à celle de Vladimir. C’est le premier cas d’annexion caractérisée, où un prince russe élargit ses domaines au détriment d’un autre.
Au même titre que Kiev, Vladimir-et-Souzdal et la Galicie-Volhynie, Novgorod est une composante essentielle de la Russie kiévienne. Sa construction remonte, au plus tard, au VIIIe siècle. Le légendaire prince Rurik qui devait fonder Kiev, partit vers le sud, ne l’oublions pas, depuis Novgorod. Avant-poste de l’Empire des Rurik au nord-ouest, cité de marchands et de marins, port très actif, elle ressemble et ne ressemble pas tout à la fois aux autres villes russes. De Vladimir le Soleil Rouge à Iaroslav le Sage et Vladimir Monomaque, les plus grands princes de Kiev, bâtisseurs de sa puissance, ont commencé par régner sur Novgorod, y faisant une sorte de stage avant de monter sur le trône de la capitale. L’expérience de Novgorod leur était à la fois un enseignement et une mise en garde.
Le régime politique de la cité des bords du Volkhov est unique en son genre. En ce XXe siècle finissant où la Russie est en quête de traditions démocratiques, la référence à Novgorod est inévitable. Toutes les villes de la Russie kiévienne ont leur viétché, nous l’avons vu, qui, peu à peu, au fur et à mesure que se renforce le pouvoir du prince, perd de son importance. À Novgorod, au contraire, il ne cesse – jusqu’à ce que la ville soit absorbée par Moscou au XVe siècle – de gagner en autorité. En 1136, les habitants se soulèvent contre le prince et le viétché concentre tous les pouvoirs, choisissant même le prince et l’archevêque3.
Novgorod est une république « féodale » où tout est décidé par vote. Les décisions sont d’ailleurs prises rapidement : moins de deux mois pour les questions de politique étrangère, un pour les problèmes intérieurs. La ville est divisée en cinq grands quartiers, chacun possédant son responsable, le staroste, qui appose son sceau à toutes les décisions du grand viétché. Chaque rue forme une communauté particulière qui, en cas de nécessité, réunit son propre viétché. Les quartiers ont leurs étendards, ils envoient à la guerre leurs troupes et leurs voïevodes. La démocratie directe prend parfois, à Novgorod, des formes tout à fait locales. Ainsi, en cas de désaccord au viétché, les représentants des diverses tendances en viennent-ils aux poings, les bagarres se déroulant généralement sur le pont du Volkhov.
Le viétché peut déposer le prince s’il ne plaît pas à la majorité, il rend la justice, légifère, déclare la guerre et conclut la paix, fixe redevances et impôts, choisit la monnaie. Le principe du vote s’étend même aux monastères où la confrérie élit le supérieur, le frère convers et l’économe. La nomination du premier est ensuite entérinée par l’archevêque.
Le viétché choisit le possadnik, principal personnage de la ville : sans lui, le prince ne peut gouverner Novgorod. La Chronique relève nombre d’exemples où les Novgorodiens, mécontents de leur possadnik, se soulèvent contre lui. Le possadnik ne peut être choisi que parmi les boïars. Le clergé n’est pas représenté au viétché mais, comme dans toutes les villes du Moyen Âge, il a une énorme influence. L’archevêque est chargé de veiller sur les âmes et les mœurs. Tous les crimes contre l’Église, de même que les querelles de famille, d’héritage ou de biens, sont de son ressort. Il a la haute main sur les poids et mesures en usage dans la ville, fonction essentielle dans une cité de négoce.
Des tribus finnoises vivent librement sur la terre de Novgorod et dans la ville elle-même. Elles ont le droit de se prononcer sur les affaires publiques et sont reconnues comme membres à part entière de la communauté, à condition d’en respecter les usages.
Novgorod mène une politique de colonisation très active, soumettant les terres et populations situées au nord de ses frontières. Les possessions de la république marchande s’étendent de Pskov à Bieloozero et incluent tout le nord, de la mer Blanche à l’océan Glacial Arctique et à l’Oural, et peut-être au-delà. Mais plus les terres soumises sont loin, moins le caractère démocratique de Novgorod y est perceptible. Les colonies fournissent les Novgorodiens en fourrures. Riche en marchandises, importante plaque tournante, la ville entretient un commerce florissant avec les cités occidentales, en particulier allemandes, et l’île de Gotland. Lorsque la Hanse apparaîtra au XIIIe siècle, Novgorod lui offrira des conditions particulières, sous forme d’hôtels de commerce et de comptoirs.
Le régime politique et le caractère particulier de l’économie engendrent une culture novgorodienne, avec ses héros, le marchand Sadko et l’impétueux navigateur Vasska Bouslaïev. Seul le chef de famille jouit du droit de vote au viétché de Novgorod. Ses enfants, même adultes, ne peuvent participer à l’assemblée, tant qu’ils n’ont pas fondé leur propre maison. La jeunesse de Novgorod, à l’instar des fils puînés des familles aristocratiques anglaises, cherche donc à employer son énergie hors des murs de la ville, en découvrant de nouvelles terres pour la cité, ou en effectuant des razzias sur ses voisins. Vasska Bouslaïev est l’idole des jeunes Novgorodiens. D’autres terres, pourtant, connaissent des héros semblables. Novgorod, en revanche, est seule à s’être donnée, comme figure de légende, un marchand. Les découvertes archéologiques des dernières années – messages d’affaires gravés sur de l’écorce de bouleau – témoignent d’une large alphabétisation de la ville. Le plus ancien manuscrit russe – un évangile en slavon, avec des enluminures – date de 1056-1057 et vient de Novgorod.