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La seconde partie de l’ouvrage couvre l’histoire de la Russie de l’avènement de Pierre Ier à la fin du XVIIe siècle jusqu’à la chute de dynastie des Romanov en février 1917.

Pour Michel Heller, et nombre d’historiens partagent son point de vue, le règne de Pierre le Grand constitue un tournant crucial dans l’histoire russe : l’État modernisé, mieux administré, s’ouvre aux influences extérieures pour gagner en efficacité, tandis que l’armée, victorieuse sur plusieurs fronts, permet au pays d’étendre ses frontières et de se constituer de facto en empire. Toutefois, menées à marches forcées, les réformes suscitent des réticences, voire des résistances, lesquelles s’incarnent bientôt dans la figure tragique du tsarévitch sacrifié par son père au nom de la raison d’État. Pour un temps, cette mise à mort fait taire les contestations ; mais ces dernières ne tardent pas à resurgir tant le projet d’occidentalisation de Pierre, conçu pour faire de la Russie une grande puissance européenne, dérange une large partie des élites qui ne se reconnaissent pas dans ce modèle uniforme et restent attachées à leurs valeurs, leur mode de vie, leurs traditions, leur « russité ».

En 1812, confronté à des armées napoléoniennes supérieures en nombre et en expérience, l’empire l’emporte grâce à une cohésion patriotique qui dépasse les clivages sociaux et nationaux et semble réconcilier les élites avec le pouvoir comme les élites entre elles. Mais ce moment si particulier ne dure pas. Le pouvoir ne saisissant pas l’occasion qui s’offrait à lui de conduire le pays vers des réformes politiques et sociales, il se heurte très vite à de nouvelles critiques, de nouvelles contestations auxquelles, soucieux de maintenir intact le régime autocratique, il choisit de répondre par la force. Et ce sera en 1825, tout le sens de l’impitoyable répression à l’encontre du mouvement décembriste. Or, loin de constituer un événement isolé, cette répression, comme le souligne bien Michel Heller, servira de prélude à une évolution de l’empire vers un régime de plus en plus autoritaire, assis sur trois institutions traditionnelles, l’armée, l’Église et la police. Certes, après le fiasco humiliant de la guerre de Crimée qui a révélé au grand jour le retard économique et technologique du pays, le règne d’Alexandre II promeut des réformes, dont celle, courageuse, qui abolit le servage en 1861. Mais le processus réformateur reste timide, sinon timoré : il ne fait pas avancer le pays vers un État de droit pas plus qu’il ne règle la question paysanne.

L’incapacité du régime à penser une réforme ambitieuse et une remise en cause du régime autocratique aura deux conséquences majeures : d’un côté, l’exaspération croissante des élites occidentalisées et leur désillusion face à un mode de gouvernement qu’elles jugent de plus en plus anachronique et de l’autre, l’émergence de mouvements contestataires de plus en plus radicaux, violents et bien structurés qui voudront sa disparition.

Dans le même temps, alors que jusqu’au milieu du XIXe siècle, au nom de l’empire, une certaine tolérance avait prévalu à l’égard des minorités nationales (à l’exception des Juifs ostracisés et victimes de discriminations depuis les débuts de l’histoire russe), c’est un processus de « russification » agressive qui s’engage sous les règnes d’Alexandre III, puis de Nicolas II. Suscitant désormais la frustration ou la colère des élites autres que russes contre le pouvoir, il affaiblit encore un peu plus ce dernier, comme Michel Heller en fait la démonstration.

Au fil des dernières décennies, et alors que le pays entre dans une phase de modernisation industrielle active, le pouvoir refuse toujours d’aller vers un État de droit, comme il refuse au même moment d’entendre les souffrances de la classe ouvrière et de répondre aux aspirations des campagnes auxquelles la réforme de 1861, puis celles de Stolypine, ont laissé un goût d’inachevé. Et c’est dans ce contexte de contestation généralisée que la Première Guerre mondiale, révélant au grand jour le caractère de plus en plus anachronique du régime, sert de catalyseur à la révolution de Février 1917 qui emporte avec elle la dynastie des Romanov.

Malgré les libertés et les droits concédés par le Gouvernement Provisoire, l’expérience libérale ne dure pas et sans doute cet échec tient-il autant aux circonstances difficiles auxquelles le pays doit faire face, qu’au fait que la culture libérale était encore très faiblement implantée en Russie. Quoi qu’il en soit, et Michel Heller y insiste dans sa conclusion, dès son avènement, face aux difficultés qui le menacent de toutes parts (il est confronté à des tentations centrifuges, puis à la guerre civile et à l’intervention étrangère), le nouveau régime soviétique choisit de renouer avec les pratiques autoritaires, policières et répressives du régime tsariste ; mais il va leur donner une ampleur, une échelle et un caractère systématique qui ne disparaîtront qu’avec la chute de l’URSS en 1991.

Au total, l’Histoire de la Russie et de son empire, constitue de par sa hauteur de vue, son style, son érudition et sa rigueur, une œuvre aussi solide qu’inspirante et un ouvrage de référence appelé à devenir un classique des études russes comme a pu l’être en son temps L’Empire des tsars et les Russes d’Anatole Leroy-Beaulieu.

Marie-Pierre REY,

Professeur d’histoire russe et soviétique,

Directrice du Centre de Recherches en Histoire des Slaves,

Université Paris I-Panthéon-Sorbonne.

PREMIÈRE PARTIE

AVANT-PROPOS

Rien ne change aussi vite que le passé.

Observation.

L’histoire non contemporaine est suspecte.

Blaise PASCAL.

L’extraordinaire fragilité de nos représentations du passé saute aux yeux. Dans tous les pays du monde, la vision de l’histoire ne cesse de se transformer : de nouveaux documents apparaissent, les régimes politiques changent, de jeunes historiens entrent en scène qui veulent appréhender le passé à leur façon, imposer de nouvelles méthodes. Nulle part, cependant, le passé n’a subi de bouleversements aussi fréquents et radicaux que dans le pays né de la révolution d’Octobre.

Premier historien marxiste russe, Mikhaïl Pokrovski qui devait occuper, après la révolution, des fonctions administratives lui donnant le pouvoir sur le « front historique », allait formuler le principe du rapport au passé : l’histoire, c’est la politique retournée au passé. On trouvera sans nul doute une parenté entre la formule de Pokrovski et l’idée de Pascal évoquée ci-avant. Avec, toutefois, une différence essentielle : le principe marxiste-léniniste a d’abord une valeur pratique. Pessimiste et cynique, l’écrivain américain Ambrose Bierce en vient à la conclusion que « l’histoire est le récit généralement inexact d’événements le plus souvent insignifiants, engendrés par l’action de gouvernants qui, dans leur immense majorité, sont de fieffés gredins, et de soldats presque tous imbéciles ». La formule de Pokrovski permettait à ceux qui exerçaient la direction politique du pays, de ne retenir du passé que ce dont ils avaient besoin, de décider qui, au temps jadis, était un gredin, un héros ou un imbécile, et qui un grand sage, un prophète ayant su annoncer l’avenir communiste.