Les princes ignorent qu’ils sont confrontés à la cavalerie de l’armée mongole, forte de vingt-cinq mille guerriers et envoyée en reconnaissance par Gengis Khan. Elle est commandée par deux chefs de guerre de génie, Djébé et Subötaï. Poursuivant le sultan Mohammed de Khwârezm, les troupes de Gengis ont traversé la Perse, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et, par le défilé de Derbent, ont fait irruption dans les steppes du Nord-Caucase. En chemin, elles ont pillé et détruit des villes, défait des armées, anéanti les populations.
Le khan polovtsien Koutan, beau-père de Mstislav le Téméraire, prince de Galitch, prie son gendre de l’aider à défendre ses terres. Réunis à Kiev, les princes russes décident de lui prêter main-forte, mais en marchant sus à l’envahisseur plutôt que de l’attendre. Les chefs d’armée mongols, conformément à leur tactique, reculent pour fatiguer l’ennemi. Mstislav et les Polovtsiens passent à l’attaque avant l’arrivée de la droujina de Kiev, et sont mis en déroute. Assiégé dans son camp retranché, le prince de Kiev résiste trois jours, puis est contraint de se rendre. Il est tué avec ses guerriers. Djébé et Subötaï réduisent en cendres la ville de Kozelsk, possession du prince Mstislav de Tchernigov qui a pris part au combat contre les Mongols, ils pillent les comptoirs génois de Crimée, franchissent la Volga, sèment l’effroi chez les Bulgares de la Kama, puis s’en retournent dans leurs steppes, au nord du Syr-Daria.
L’un des raids de cavalerie les plus stupéfiants de l’histoire militaire prend fin. Les Mongols ont effectué leur reconnaissance, ils ont lancé un avertissement dédaigné par les princes russes. Dans les profondeurs de l’Asie, une autre invasion se prépare, d’une ampleur inimaginable. Nul, en effet, ne se représente les dimensions de l’empire conquis par Gengis Khan, au cours de deux décennies de guerres et de victoires. L’année de la mort de Gengis Khan, en 1227, ses possessions s’étendent des frontières de la Corée à la Caspienne, englobant une partie considérable de la Chine, l’Asie centrale, l’Afghanistan, la Perse. Et les limites de l’« Empire des Steppes » ne cessent d’être repoussées. Le « Fléau de Dieu », selon le surnom donné à Gengis par ses contemporains, bâtit des plans très concrets de conquête du monde.
Pour René Grousset, Gengis Khan résume à lui seul douze siècles d’invasions des civilisations sédentaires par les nomades de la steppe. Aucun de ses prédécesseurs n’a laissé derrière lui une aussi effroyable réputation. L’historien donne d’un trait la grande caractéristique de ce conquérant de génie : « Il érigea la terreur en système de gouvernement et le massacre en institution méthodique1. » Et il ajoute : « Dans le cadre de son genre de vie, de son milieu et de sa race, Gengis Khan se présente à nous comme un esprit pondéré, d’un ferme bon sens, remarquablement équilibré, sachant écouter, d’amitié sûre, généreux et affectueux malgré sa sévérité, ayant de réelles qualités d’administrateur, pourvu qu’on entende par là l’administration de populations nomades et non celle de peuples sédentaires2… » À lire l’historien français, l’on pourrait croire qu’il reproche au khan mongol d’incendier des villes et de massacrer leurs habitants, lorsqu’ils résistent à ses armées. Mais, de nombreux témoignages l’indiquent, il a toutes les raisons à cela. D’ailleurs, qui ne se livre à ce genre d’exactions, aux XIIe et XIIIe siècles ? À l’est comme à l’ouest, l’anéantissement de l’adversaire est une façon courante, traditionnelle, de mener la guerre. De même la terreur est-elle un instrument de conditionnement psychologique de l’adversaire, que les Mongols manient avec une rare maestria. Leur renommée, le récit des atrocités qu’ils commettent sur leur passage, affaiblissent la résistance potentielle des peuples devant être soumis.
L’administration de l’Empire mongol, instaurée par Gengis, est avant tout une organisation guerrière. L’État nomade est un État en marche. Le khan, élu par le qouriltaï (l’assemblée des guerriers) détient le pouvoir absolu. Il y a égalité de tous les Mongols, dans la mesure où tous sont soumis au khan. Le droit coutumier, le yassaq (règlement), ne relève pas du khan qui peut exiger le respect de la loi, mais en aucun cas sa violation. L’armée se divise en unités, appelées « dizaines », « centaines », « milliers ». Les soldats doivent servir de quatorze à soixante-dix ans. Une garde de dix mille hommes est chargée du maintien de l’ordre. La loi fondamentale est une discipline de fer ; deux formes de châtiment punissent ceux qui l’enfreignent : la mort ou le bannissement en Sibérie.
La solidité de cette organisation est confirmée après la mort du fondateur de l’empire. Le partage des possessions de Gengis entre ses fils est effectué au qouriltaï de 1229, qui désigne, pour lui succéder, son troisième fils Ogödaï. En 1235, un autre qouriltaï, réuni selon la tradition dans la capitale de l’empire, Qaraqoroum, bâtie sur les bords de l’Orkhon, région natale de Gengis, décide de déclencher la guerre mondiale. Les armées mongoles s’élancent dans trois directions : le sud de la Chine et la Corée ; la Perse et la Transcaucasie ; la Terre russe. La troisième armée est commandée par Batou, fils de l’aîné de Gengis, Djötchi, mort avant le grand conquérant. Le commandement suprême des armées est confié à Subötaï, l’un des vainqueurs de la Kalka, en 1223.
Batou est doté de quelque trente mille guerriers, dont quatre mille Mongols et environ vingt-cinq mille Tatars, l’une des tribus soumises de la steppe. Un historien russe écrit : « Nous pouvons qualifier la domination que Gengis Khan exerça sur nous de joug mongol, car la dynastie était d’origine mongole ; mais il nous est tout aussi loisible de parler de joug tatar, car l’écrasante majorité des conquérants était composée de Tatars ; l’on peut également opter pour l’appellation de joug tataro-mongol3. » L’armée attribuée à Batou (elle n’est en rien supérieure à celles des autres héritiers) doit servir à la conquête du territoire prévu initialement pour Djötchi, et donc pour son fils puisqu’il n’est plus de ce monde. L’oulous de Djötchi, ainsi qu’on devait appeler les conquêtes de Batou, englobe les steppes à l’est de l’Irtych, y compris le riche Khwârezm, ainsi que l’ensemble des terres occupées à l’ouest de la Volga.
L’armée de Batou porte ses premiers coups contre les Bulgares de la Volga. En 1223, Djébé et Subötaï y avaient subi leur seule et unique défaite. Or les Mongols ont bonne mémoire : ils s’emparent de la capitale, Bolghar – la Grande Ville – et en exterminent les habitants. À cette époque, note le chroniqueur, le grand-prince de Vladimir, Iouri, fêtait le mariage de ses deux fils, inconscient du danger qui le menaçait.
À la fin de 1237, Batou franchit la Volga, faisant ainsi son entrée sur le territoire de la Rus. Refusant de se soumettre et de payer le tribut – la dîme –, les princes de Riazan décident de résister. Les renforts demandés à Michel de Tchernigov et Iouri de Vladimir, n’arriveront pas. Riazan soutient le siège durant cinq jours, et tombe le sixième. Tous les guerriers et voïevodes périssent au combat, la ville est détruite, ses habitants massacrés. D’autres villes tombent à la suite. La terre de Riazan, écrit le chroniqueur, n’est plus que cendres et fumées.