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La terre de Vladimir ne se défend pas mieux : en février 1238, Moscou ainsi que les deux grandes villes de la principauté, Vladimir-et-Souzdal, sont incendiées. La droujina de Souzdal, conduite par le prince Iouri, est mise en pièces sur la rivière Sita. Le prince est tué. Les Tatars marchent vers l’ouest, ils prennent et anéantissent Tver, Iaroslavl, et poursuivent leur route en direction de Novgorod. Mais à peine à une centaine de kilomètres, ils rebroussent chemin, peut-être gênés par les forêts et les marécages presque infranchissables au printemps, peut-être achetés par les marchands de Novgorod.

En 1238, l’armée de Batou reprend des forces en aval du Don et de la Volga. L’année suivante, les Tatars ravagent la Russie méridionale, Tchernigov, Pereïaslavl et, en décembre 1240, au terme d’une résistance acharnée, Kiev est prise et presque entièrement détruite. Vient alors le tour de la Galicie. Le prince Daniel, comme Michel de Tchernigov avant lui, se réfugie en Hongrie. Les principales cités de Galicie-Volhynie sont anéanties. Au début de 1241, les troupes mongoles se séparent : une armée marche sur la Pologne, une autre (conduite par Batou et Subötaï) sur la Hongrie. « Pour la première fois, note l’historien allemand Kantorowicz, l’Asie tout entière était en effet unifiée alors que l’Europe, soumise à de fortes tensions, était désunie, émiettée, décomposée en des milliers de forces antagonistes4. » Franchissant la Vistule le 13 février 1241, la première armée mongole s’empare de Sandomierz, défait l’armée polonaise à Chmielnik et marche sur la capitale, Cracovie. Le prince polonais Boleslas IV se réfugie en Moravie. Sa ville, abandonnée par ses habitants, est livrée aux flammes par les Tatars. Le 9 avril, une armée réunie en toute hâte par le prince Henri de Silésie et composée de chevaliers allemands et slaves, est anéantie par la cavalerie mongole à la bataille de Liegnitz. La première armée mongole s’empare de Breslau et fait route vers le sud. Elle traverse la Moravie et la Slovaquie, débouche dans la plaine hongroise où elle rejoint la seconde armée sur les bords de la Tisza. Entre-temps, la seconde armée – le gros des troupes –, qui opérait en Hongrie, a forcé les défilés des Carpates, à partir de la principauté de Galitch et de la Moldavie. Réunies sous le commandement de Subötaï, les troupes mongoles mettent en déroute les Magyars, le 11 avril 1241.

Aux environs de Noël, les Mongols franchissent le Danube sur la glace et s’emparent de Pest. Le roi Béla de Hongrie se réfugie du côté de l’Adriatique. Subötaï lance à sa poursuite un détachement qui atteint Split et Dubrovnik. Pendant ce temps, Batou marche sur Vienne. Épouvantée, l’Europe prépare sa défense. En mai 1241, à Essling, le roi Conrad de Germanie décrète la paix intérieure et appelle à la croisade contre ceux qu’on nomme alors les « Tartars », par référence à l’Enfer dont ils semblent tout droit sortis.

C’est dans l’Occident lointain que Batou apprend la mort d’Ogödaï. L’élection d’un nouveau grand khan requiert sa présence à Qaraqoroum. Il donne l’ordre à ses armées de regagner les steppes de la Volga. La campagne s’achève. Elle a pour principal effet d’englober la Rus dans l’oulous de Djötchi et dans l’empire qui, au milieu du XIIIe siècle, couvre un immense territoire, des rives du Pacifique à celles de l’Adriatique. Ses frontières coïncident presque exactement avec l’espace eurasien. Le joug mongol s’étend sur les terres de l’ancien Empire des Rurik.

L’époque du joug mongol – XIIIe-XVe siècles – a laissé, dans la conscience populaire russe, un souvenir précis et sans nuance : celui d’un pouvoir étranger, de l’esclavage, de la contrainte et de l’arbitraire. Dans la mémoire du peuple, le Tatar est l’ennemi, l’infidèle (bassourman), l’envahisseur étranger. En 1969, en plein conflit sino-soviétique qui culminera avec les heurts de l’Oussouri, Evgueni Evtouchenko, dans un poème patriotique, comparera Mao à Batou. Le poète dénoncera ainsi le « péril jaune » : « Kiev et Vladimir, voyez, au cœur des ténèbres fumantes, les bombes tressauter dans les carquois des nouveaux Batou… » En russe, on donne le nom de tatarine, tatarnik, à une sorte de chardon.

Les historiens évaluent autrement la période du joug mongol. Auteur de la première histoire monumentale de l’État russe, Nikolaï Karamzine constate que l’invasion de Batou a « révolutionné la Russie » et il insiste sur les « bienfaits du grand malheur ». La ruine de la Russie favorisera en effet son unité. Les guerres entre princes auraient pu, sans cela, se poursuivre cent ans et plus, et mener, au bout du compte, le pays à sa perte. Nikolaï Karamzine conclut : « Moscou est redevable au khan de sa grandeur5. » Un siècle plus tard, Vassili Klioutchevski, l’historien le plus éminent de son temps, caractérise ainsi les princes du nord de la Russie, au XIIIe siècle : « Ils n’avaient guère la mémoire des traditions de leur maison et de leur terre, et les respectaient encore moins, ils se sentaient libres de tout devoir filial et obligation publique… Livrés à eux-mêmes, ils eussent démantelé la Russie en lambeaux d’oudiels, incohérents et éternellement rivaux. » Mais les princes ne sont pas livrés à eux-mêmes, ils sont tributaires des Tatars. « Le pouvoir de la Horde, résume l’historien, a conféré ne fût-ce qu’une ombre d’unité aux votchinas morcelées et isolées des princes russes. » Maître de l’aphorisme, Klioutchevski écrit : « Le pouvoir du khan fut un rude poignard tatar, qui trancha les nœuds dont ils [les princes] avaient si bien su embrouiller leurs affaires6. » A. Kizevetter partage pleinement ce point de vue : « … L’influence extérieure du joug tatar… favorise l’union des princes7. »

L’interprétation du joug prend une coloration très particulière durant la brève période où les historiens marxistes ont la haute main sur l’étude du passé. La condamnation du nationalisme – dont le « chauvinisme grand-russe » – et la reconnaissance de la « lutte des classes » comme moteur de l’histoire permettent à Militsa Netchkina, historienne soviétique en vue, d’écrire : « La cruauté et les “atrocités” des Tatars, que les historiens nationalistes russes se sont complu à décrire sans ménager les couleurs les plus sombres, étaient, à l’époque féodale, les compagnes ordinaires de n’importe quel conflit. Les prisonniers tués, aveuglés, réduits en esclavage, étaient le lot commun dans les échauffourées entre féodaux russes. » L’historienne marxiste découvre que « la population laborieuse des terres soumises par les Tatars considérait souvent ces derniers, au début de sa sujétion, comme des alliés dans la lutte contre les princes russes exploiteurs et l’aristocratie polovtsienne, qui prélevaient de conserve le tribut sur les travailleurs. Aussi y eut-il des cas où les masses se soulevèrent, favorisant les conquêtes tatares. » Militsa Netchkina souligne enfin « l’immense influence culturelle incontestablement exercée par les Tatars, sur les mœurs, le droit, la langue et le quotidien des Russes8 ».

Les historiens du XIXe siècle trouvent eux aussi un aspect positif au joug tatar. Ils lui attribuent un rôle de catalyseur dans la naissance d’un État russe unifié, sous la houlette de Moscou. Les marxistes soviétiques des années vingt et du début des années trente puisent, dans l’épisode de l’invasion tatare, des arguments pour étayer leur thèse du caractère féodal du Moyen Âge russe et de la lutte des classes menée par les travailleurs contre les oppresseurs des XIIIe-XIVe siècles ; ils y voient donc une nouvelle preuve de la justesse de l’enseignement de Marx. Pour Gueorgui Vernadski, dont l’apport à la théorie eurasienne est plus que conséquent, « l’héritage mongol aida le peuple russe à créer le corps de l’État eurasien ». Englobée dans l’immense empire mongol, la Russie eut, en quelque sorte, une préfiguration de son extension potentielle. L’historien et ethnologue Lev Goumilev, « eurasien » convaincu, va même jusqu’à affirmer que « le système des relations russo-tatares en vigueur jusqu’en 1312, doit être qualifié de symbiose9 ». L’année de la rupture est, pour lui, celle où l’islam devint religion d’État chez les Tatars. Or, même en s’accordant avec lui sur cette date parfaitement contestable, force est de constater que la « symbiose » se poursuivit encore pendant trois quarts de siècle.