Le terme de « joug » est sans ambiguïté. En revanche, la notion de « joug tatar » mérite d’être définie, élucidée, commentée. Elle sert, jusqu’à ce jour, à justifier l’arriération de la Russie, à expliquer la voie particulière qu’elle a suivie dans son développement. L’alibi du « joug tatar » est, en fin de compte, une façon de « présenter la note » à l’Occident, sauvé par la Russie de l’invasion mongole. Les atrocités tatares sont restées profondément imprimées dans la conscience russe. Les chroniques des années terribles de l’invasion regorgent de récits sur l’impitoyable cruauté des « Tatars sans foi ni loi ». Cependant, la Chronique laurentienne a consigné deux événements : « La même année, les Tatars prirent Pereïaslavl-Russki, ils tuèrent l’évêque, massacrèrent les gens en grand nombre et livrèrent la ville aux flammes ; puis ils s’en furent, emportant quantité de prisonniers et de butin » ; « La même année, Iaroslav marcha sur Kamenets ; il prit la ville, et emporta avec lui l’épouse du prince Michel et quantité de butin. » Les Tatars, finalement, agissent de la même façon que le prince russe avec ses congénères. Les destructions causées par les Tatars, les pertes subies dans les guerres menées contre eux, sont comparables à celles engendrées par les luttes intestines entre les princes russes.
La nature du « joug » est avant tout liée à la démographie. Gengis Khan avait laissé en héritage à son fils aîné Djötchi, toutes les terres que les chevaux mongols pourraient atteindre à l’est de l’Irtych. Le fils de Djötchi, Batou, mène ses cavaliers jusqu’au Dniestr et à l’embouchure du Danube. Quelque huit millions de personnes sont ainsi soumises par une armée de trente mille cavaliers. Les historiens réfutent aujourd’hui les récits des contemporains sur les centaines de milliers de « païens sauvages », détruisant tout sur leur passage. La force principale des Mongols, leur « bombe atomique » est le cheval. Chaque cavalier se doit d’en posséder trois, un de rechange et un autre pour son bagage. Une armée, fût-elle de cent mille hommes (or, les chroniqueurs parlent de deux cent cinquante à trois cent mille), aurait besoin d’une quantité de chevaux telle qu’elle ne pourrait trouver à les nourrir que dans certaines régions bien délimitées de l’empire conquis. La première bataille opposant Russes et Tatars sur les bords de la Kalka s’achève, nous l’avons vu, par la victoire des envahisseurs. L’une des raisons en est le petit nombre des guerriers mongols (trente mille) qui donne l’illusion aux armées russo-polovtsiennes de la faiblesse ennemie. En conséquence, les princes n’ont pas besoin de s’unir ni de mener une action concertée. La faiblesse démographique des Mongols exclut, de la même façon, qu’ils occupent les territoires conquis.
La nature du « joug » est également déterminée, pour une large part, par la tolérance que montrent les Tatars sur le plan religieux. Leur religion, la « foi noire », est un système particulier et complexe, visant, comme toutes les religions, à expliquer l’univers, l’âme humaine, les manifestations du monde terrestre et de l’au-delà. Le grand-prince Mongka, rapporte le franciscain Guillaume de Rubrouck en mission dans l’empire mongol dans les années 1253-1254, explique : « Nous autres, Mongols, croyons en un Dieu unique qui se trouve aux Cieux, et dont la volonté nous est révélée par les prophètes10. » Le khan évoque la religion mongole lors d’une dispute réunissant des musulmans, des chrétiens et des bouddhistes, qui répandent librement leurs croyances parmi les populations de l’Empire. Les chrétiens ont un impact considérable dans la Grande Steppe. Ce sont des nestoriens, ceux-là même qui, en 1009, ont converti les Kéraïts, à l’époque le plus important et le plus civilisé des peuples d’Asie centrale de langue mongole. Depuis, le nestorianisme a gagné d’autres peuples de la région, y compris les turcophones.
L’Église nestorienne était apparue à la suite du concile d’Éphèse, après le ralliement des chrétiens orthodoxes de Syrie et de Mésopotamie aux doctrines de Nestorius, patriarche de Constantinople (428-431), condamné par l’assemblée des prélats. Le nestorianisme s’était néanmoins étendu en Perse, en Asie centrale et en Chine occidentale.
Au XIIe siècle, seuls les Mongols ne sont pas baptisés. Mais le christianisme jouit chez eux d’un certain respect : deux fils de Gengis Khan ont épousé des chrétiennes, et des nestoriens célèbrent des offices devant leur tente. Les témoignages des chroniqueurs sur la destruction des églises orthodoxes dans les villes prises par les Tatars, ne sauraient pourtant être mis en doute. On peut discuter des motifs : les Mongols incendient les églises, comme n’importe quels autres édifices, dans ces « villes mauvaises » qui refusent de se rendre et résistent ; les nestoriens, assez nombreux dans l’armée mongole, anéantissent les églises orthodoxes qu’ils jugent « hérétiques » ; les chroniqueurs russes, enfin, des moines, mettent d’autant plus de zèle à souligner le caractère « sans foi ni loi » des envahisseurs, que l’Église russe bénéficie d’une attention particulière des Tatars, qui lui accordent les plus larges privilèges. Gueorgui Vernadski va jusqu’à considérer les Mongols comme de véritables défenseurs de la foi russe11.
La troisième particularité du « joug mongol » est le système de gouvernement. Il ne rappelle en rien, par exemple, le joug ottoman imposé aux Balkans. Nulle part, dans les territoires occupés, les Mongols ne laissent de garnisons ; ils ne peuvent se le permettre, n’étant pas assez nombreux. Partout, ils maintiennent les pouvoirs locaux. Les Tataro-Mongols pratiquent une forme d’administration indirecte des territoires conquis. Leurs exigences se limitent à deux points : la reconnaissance du khan comme autorité suprême et le paiement du tribut. Pour en assurer la collecte, le khan nomme ses représentants, les baskaks. À compter de la fin du XIIIe siècle selon certains historiens, et du début du XIVe siècle pour d’autres, les princes russes commencent à remplir eux-mêmes ces fonctions, prélevant, pour le khan, le tribut sur leurs sujets.
En 1243, rentrant de sa campagne en Europe, Batou stoppe son armée dans la région de la Basse-Volga, principale voie commerciale d’Europe de l’Est. Là, sera érigée la ville nomade de Saraï, capitale de l’oulous de Djötchi, qui prend le nom de Horde d’Or. Deux autres oulous entrent dans la composition de l’Empire mongol : celui du fils de Gengis, Djaghataï, qui englobe l’Asie centrale, et celui de son neveu, Hulägu, qui continue de guerroyer pour ajouter à son territoire le Turkmenistan jusqu’à l’Amou-Daria, la Transcaucasie, la Perse et les terres arabes jusqu’à l’Euphrate. Le trône de Qaraqoroum est vide pour la deuxième année. En raison d’une ancienne brouille avec l’héritier légitime, Güyük, fils d’Ogödaï, Batou n’assiste pas au qouriltaï, prétextant une santé vacillante. La régence est assurée par une des veuves du grand khan, Törägänä.