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La structure de l’Empire mongol signifie d’abord, pour les princes russes, la présence de deux centres de pouvoir : l’un, proche, à Saraï, l’autre, éloigné, à Qaraqoroum. Le premier à le comprendre est le grand-prince de Vladimir, fils de Vsevolod la Grande-Nichée : Iaroslav. Il se rend à Saraï et envoie son fils Constantin à Qaraqoroum. Les distances sont choses relatives : seuls mille deux cent cinquante kilomètres séparent Vladimir de Saraï ; Qaraqoroum, en revanche, se trouve à quatre mille cinq cents kilomètres. Le voyage de Iaroslav est pleinement justifié : Batou, indique la chronique, fait beaucoup d’honneur à son visiteur et le confirme dans son titre de grand-prince de toute la Russie. Il lui cède également Kiev. La ville est en ruine. Jean du Plan Carpin, qui traverse l’antique cité, y compte à peine deux cents constructions et y contemple le spectacle de montagnes de crânes et d’ossements. Cependant, le fait de posséder Kiev, qui demeure le centre de la « métropole » sans avoir encore de métropolite, confère au prince un prestige particulier.

Iaroslav, toutefois, ne s’installe pas à Kiev. Il regagne sa bonne ville de Vladimir, soulignant par là même qu’elle est désormais la capitale de « toute la Russie ». Dans l’ancienne capitale, il délègue un voïevode.

Le voyage de Iaroslav à Saraï correspond au choix d’une politique qui déterminera pour des siècles le cours de l’histoire russe. Après la décision de Vladimir le Soleil Rouge de se convertir à l’orthodoxie, et celle d’Andreï Bogolioubski qui se détourne du sud au profit du nord-est, le choix de Iaroslav est de première importance. Il ne s’impose pas d’emblée. En arrivant en Russie, les Mongols trouvent trois grandes principautés : celles de Vladimir-et-Souzdal, Tchernigov et Galicie-Volhynie. Leurs querelles incessantes sont l’une des causes essentielles de la faiblesse de la Rus. La Russie vladimiro-souzdalienne est, géographiquement, la plus proche des Tatars. Elle est aussi en grande partie détruite, mais peut-être moins que ne le prétendent les chroniqueurs12. La terre de Galicie-Volhynie a été plus épargnée et se trouve à meilleure distance de Saraï, voisine de la Lituanie, de la Pologne et de la Hongrie qui n’ont pas été englobées dans l’oulous de Djötchi. La principauté de Tchernigov, en revanche, a souffert plus que les autres : là, se dressait la ville de Kozelsk, anéantie par les Tatars avec toute sa population.

Iaroslav ne se contente pas d’aller le premier à Saraï, il réussit à persuader Batou qu’il sera le fidèle vassal du puissant khan. Michel de Tchernigov, qui n’avait pas porté secours à Kozelsk, se réfugie en Hongrie, puis en Pologne. Daniel de Galitch, lui, qui n’ignore pas que mille sept cent cinquante kilomètres au moins le séparent de Saraï et qui, disposant d’une armée de soixante mille hommes, a vaincu les troupes polono-russo-hongroises dans la guerre fratricide pour la Volhynie, ne se hâte point d’aller trouver Batou.

La décision de laroslav devient le fondement de la politique qui sera pratiquée, car le choix n’est pas seulement celui du grand-prince de Vladimir-et-Souzdal, il est aussi celui du grand khan de l’oulous de Djötchi. Batou, dans sa politique russe, veut s’appuyer sur Vladimir. En 1245, il convoque les trois grands-princes à Saraï, et tous répondent à l’appel. Iaroslav est déjà familier du protocole : il sait qu’avant de paraître devant le grand khan, il faut passer entre deux feux pour se purifier, s’incliner au sud en hommage au défunt Gengis, s’agenouiller devant Batou. Fin politique, Daniel de Galitch, allié à la Lituanie païenne, à la Pologne et à la Hongrie catholiques, se plie à tous les usages mongols et est accueilli avec chaleur par le khan. Le fier Michel de Tchernigov, lui, refuse de s’incliner en mémoire de Gengis Khan et est tué. La mort atroce du prince Michel, l’un des pires forfaits perpétrés par les « méchants Tatars », n’est pas complètement élucidée à ce jour. Le spécialiste soviétique d’Alexandre Nevski reste assez énigmatique : « Ce fut un assassinat prémédité. Par la suite, l’Église orthodoxe le compta parmi ses saints mais, en attendant, le prince de Souzdal écartait de sa route l’un de ses principaux rivaux13. »

La protection de Batou est la condition sine qua non pour prétendre au trône de prince. Les Tatars, en effet, ne changent rien au système en place en Russie, ils maintiennent le régime politique, s’arrogeant le droit de nommer le prince. Tout prince russe – les khans ne considèrent que la dynastie des Rurik – doit se rendre à Saraï pour y recevoir le iarlyk les autorisant à régner. Lev Goumilev qualifie ce iarlyk de pacte d’amitié et de non-agression, en se fondant sur le fait que Batou en décernait aussi aux maîtres des rives de la mer Noire, de la Syrie et d’autres pays placés sous sa dépendance. D’autres historiens s’appuient sur les chroniques pour faire du iarlyk une charte d’investiture, par laquelle le khan autorise le prince à administrer ses domaines. Le système mongol offre les plus vastes possibilités d’administration indirecte : tous les princes, et pas seulement le grand-prince, peuvent prétendre au iarlyk et ont, de ce fait, accès au khan. Cette volonté « démocratique » transforme le chef de l’oulous de Djötchi en arbitre des conflits entre les principautés, lui conférant le rôle de dernière instance : on vient le trouver pour lui demander la charte d’investiture, pour se plaindre de ses cousins et parents, les dénoncer. Le iarlyk assure la solidité de l’autorité mongole, mieux que ne l’eussent fait des garnisons que, de toute façon, l’on serait bien en peine d’implanter.

Le quartier général de Batou, à Saraï, est le second centre de pouvoir de l’empire. La capitale impériale, elle, se trouve à Qaraqoroum. Si l’autorisation de Batou est indispensable, elle ne garantit pas le trône : il y faut la sanction de Qaraqoroum. Cet obstacle supplémentaire donne en même temps aux princes russes la possibilité de manœuvrer entre les deux centres, de les jouer l’un contre l’autre. Les khans mongols s’immiscent dans les affaires intérieures russes, et les princes russes dans le règlement des problèmes mongols. Bien souvent, les conséquences en sont tragiques.

En 1245, la régente Törägänä exige la venue du grand-prince Iaroslav pour confirmer son mandat. Homme de Batou qui se trouve en conflit avec Törägänä et son fils Güyük, élu empereur (grand khan), Iaroslav n’est pas confirmé à la tête de la Russie. Invité sous la tente du khan et nourri « de la propre main » de l’impératrice-mère, Iaroslav tombe malade et meurt une semaine plus tard, ne survivant que de dix jours à son rival, Michel de Tchernigov. Le fils de Iaroslav, Alexandre, auquel Törägänä a l’intention de « confier la terre de son père », est convoqué à Qaraqoroum. À Iaroslav, succède son frère, Sviatoslav. Alexandre reçoit en partage Novgorod, Pereïaslavl et quelques autres domaines. Il a effectué le passage obligé par Saraï et se trouve placé devant un choix : Batou, ou Güyük, son ennemi, le fils de Törägänä. Il opte finalement pour Batou et ne répond pas à l’invite de Qaraqoroum.

Iaroslav aura été à l’origine de la politique de collaboration avec les Mongols. Cette politique, Alexandre Nevski va la poursuivre, avec la logique et l’obstination de l’homme d’État qui sait ce qu’il veut, discerne clairement le but à atteindre et fait tout pour y parvenir, sans dédaigner aucun moyen à sa disposition. Le pari sur Batou n’est qu’un détail de la stratégie d’Alexandre. Le maître de l’oulous de Djötchi, la Horde d’Or, puis ses héritiers soutiennent les princes de Vladimir-et-Souzdal et reçoivent en échange leur appui. Mais le choix ne s’arrête pas là. Iaroslav, Alexandre et ses descendants s’inscrivent dans le jeu géopolitique qui, au milieu du XIIIe siècle, a pour principaux acteurs : l’Église catholique sous la conduite d’Innocent IV, vainqueur de l’irréductible ennemi de la papauté, l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen, et responsable de la chute de l’Empire germanique (1250-1266) ; l’oulous mongol de l’héritier de Gengis Khan, scindé, dans les années 1260-1264, en plusieurs parties, dont la Horde d’Or.