Souvorine rédige cette note le 3 juin 1907, après la dissolution de la Douma, alors qu’il est de bon ton pour tout le monde de dénigrer le monarque. La rencontre de Philippe avec Nicolas II et Alexandra a eu lieu en septembre 1901, à Compiègne, durant le séjour du couple impérial en France. La Cour de Russie a déjà entendu vanter les extraordinaires pouvoirs de Philippe7, guérisseur et sage, par le fameux mage Papus8, auteur d’innombrables traités ésotériques. À Pétersbourg, Papus a un succès fou et il fait l’apologie de son maître, Philippe.
La rencontre avec Philippe, qui dure presque une soirée entière, produit une profonde impression sur le couple impérial. Apprenant les ennuis de Philippe avec la Justice française, parce qu’il exerce illégalement la médecine, Nicolas II prie le ministre français des Affaires étrangères, Delcassé, de délivrer un diplôme au faiseur de miracles. Le ministre, qui veut être en bons termes avec la Russie, s’adresse au président de la République, Loubet. Il apparaît toutefois qu’on ne peut devenir médecin sans passer les examens et concours indispensables, même avec la protection du président de la République.
Qu’à cela ne tienne ! Nicolas II invite Philippe à Tsarskoïé Selo. Le guérisseur français se voit octroyer un titre de médecin militaire, avec le grade de colonel. Le réconfort et l’apaisement qu’il apporte au couple impérial sont sans prix. L’impératrice a une foi illimitée dans le mage. Lorsqu’il lui annonce qu’elle est enceinte, elle ne met pas un instant sa parole en doute et commence même à grossir. Neuf mois plus tard seulement, il apparaît qu’il n’en était rien. Mais cela n’ébranle pas la confiance dans les pouvoirs magiques de Philippe.
Les réactions du pays à l’engouement du tsar et de la tsarine reflètent la situation de Nicolas II en Russie. La police secrète est contre Philippe. Le représentant de l’Okhrana à Paris, Ratchkovski, le dépeint, dans ses rapports, comme un charlatan et un brigand. Le journal révolutionnaire Osvobojdenie (Libération), qui paraît à Stuttgart sous la direction de Piotr Struve, dénonce de son côté l’« hypnotiseur et occultiste ». Tandis que le pays traverse une crise profonde et pénible, « dans les labyrinthes de son palais, le tsar russe attend la révélation d’un occultiste international qu’on lui a fourré entre les pattes ». Le journal révolutionnaire est parfaitement au courant de tout ce qui se passe dans les salons de l’impératrice. La Cour est également opposée au « charlatan français ».
L’indignation est telle que Philippe ne peut effectuer de nouveaux séjours à Pétersbourg. Cependant, jusqu’à sa mort en 1905, il entretient une correspondance assidue avec l’impératrice qui, dans ses lettres, l’appelle : « Cher ami. » La perte du consolateur français est bientôt compensée ; un consolateur russe fait son apparition, Grigori Raspoutine, qu’Alexandra appelle aussi : « Cher ami. »
Il n’est sans doute pas de nom plus célèbre dans l’histoire russe, que celui de Raspoutine. Seuls, peut-être, Ivan le Terrible et Pierre le Grand sont en mesure de rivaliser avec lui. Tous les éléments de la tragédie sont réunis dans ce personnage : un paysan sibérien qui s’élève jusqu’au trône, le pouvoir, le sexe, les intrigues, la mort violente du héros et, peu après, la chute de la dynastie Romanov. Des centaines de livres, des films ont été consacrés à Raspoutine, à son secret, ses dons, ses orgies. Et, malgré tout, le mystère demeure.
Le biographe le plus récent de Nicolas II écrit à son sujet : « Sorcier du XXe siècle, il use déjà du téléphone et du télégraphe9 » ; et d’ajouter : « Il possédait incontestablement quelque don surhumain10. »
Le 1er novembre 1905, Nicolas II consigne dans son journal : « Avons fait la connaissance d’un homme de Dieu, Grigori, du gouvernement de Tobolsk11. » Les biographes de Raspoutine évoquent son premier séjour à Pétersbourg, en 1903, durant lequel il noue beaucoup de contacts qui lui permettront, à son prochain voyage, de rencontrer la famille impériale. « L’homme de Dieu » produit une impression fracassante sur l’impératrice. La stupéfiante aptitude de Raspoutine à soigner l’héritier atteint d’hémophilie, à faire cesser les hémorragies même à distance – par télégramme – attache définitivement le paysan sibérien à la dynastie.
L’une des explications de la place prise par Raspoutine dans la vie du couple impérial est la satisfaction qu’en tire Nicolas II, qui trouve en lui l’incarnation de son rêve d’un lien direct entre le tsar et son peuple. Le moujik sibérien aux dons magiques est le symbole même du peuple russe, dévoué sans limite au tsar et constituant la grande force du monarque.
Nicolas II explique à son ministre de la Cour, le comte Fredericks, le motif de l’apparition de Raspoutine : « Ce n’est qu’un simple Russe, fort religieux et croyant, il plaît à l’impératrice par sa sincérité, elle croit en la force de ses prières pour notre famille et pour Alexis… » Et l’empereur ajoute : « Cependant, tout cela relève entièrement de nos affaires privées. Il est étonnant de voir à quel point les gens aiment à se mêler de ce qui ne les concerne point12. »
L’empereur fait exactement la même réponse à Stolypine qui présente au tsar une note sur les aventures de Raspoutine : « La souveraine m’a rapporté que c’était… un homme très intéressant ; un pèlerin qui a beaucoup parcouru les lieux saints, qui connaît bien les Saintes Écritures et, en général, mène la vie d’un saint. » L’empereur rejette toutes les accusations formulées contre Raspoutine et déclare à son Premier ministre : « Mais, au fond, en quoi cela vous intéresse-t-il ? Après tout, cela me regarde personnellement, cela n’a rien à voir avec la politique. Mon épouse et moi-même ne pouvons-nous avoir de relations qui nous soient personnelles ? Ne pouvons-nous fréquenter les gens qui nous intéressent13 ? »
Jusqu’au bout, Nicolas II et Alexandra garderont la ferme conviction que Raspoutine est « leur affaire personnelle ». Psychologues et psychiatres, spécialistes en occultisme évoquent les prédispositions mystiques de l’impératrice, la nervosité de son caractère, expliquant ainsi sa mystérieuse attirance pour le mage sibérien. Les lettres qu’Alexandra adresse à Nicolas II durant la guerre de 1914, montrent qu’elle trouve en Raspoutine, comme naguère en Philippe, un conseiller politique dont les avis lui paraissent les seuls justes. Raspoutine est pour elle le sauveur de l’empire. Le 10 juin 1915, elle écrit au tsar : « Ils doivent apprendre à trembler devant toi. Souviens-toi de M. Philippe. Grigori dit la même chose. » Invoquant Philippe et Raspoutine, l’impératrice exige que son mari fasse montre de fermeté. Elle rappelle au tsar que Philippe affirmait, en son temps : il ne faut pas accorder de Constitution, elle serait fatale au tsar et à la Russie. Le 4 décembre 1916, Alexandra revient à la charge : « Montre-leur que tu es le maître. » Elle exige de Nicolas II qu’il soit Pierre le Grand ! Ivan le Terrible ! L’empereur Paul !
Le mage français, puis le sorcier russe donnent à l’impératrice l’assurance que sa conception politique – la monarchie absolue – a l’approbation des puissances mystérieuses qui protègent la Russie. Imposant sa volonté à son époux, elle se réfère à l’autorité des mystiques, ambassadeurs du monde astral : « Grigori t’a toujours dit, Philippe te le disait aussi : je peux te prévenir à temps, si je suis tenu informé de tes affaires. » Et de nouveau : « Souviens-toi des paroles de M. Philippe [lettre datée de décembre 1916], lorsqu’il m’a offert l’icône et la petite clochette : puisque tu es si indulgent et confiant, il m’appartient, à moi, d’être auprès de toi comme un tocsin, afin que les gens de mauvaises intentions ne puissent t’approcher. »