Izvolski ne ment pas. En août 1907, une Convention est signée avec l’Angleterre. Les pourparlers s’étendent sur plus d’une demi-année. La Perse est divisée en trois zones d’influence : le nord (« russe »), le sud (« anglais ») et une zone neutre, avec des possibilités égales pour les deux pays. La Russie admet que l’Afghanistan se trouve hors de sa zone. En échange de cette concession, elle obtient la promesse des Britanniques qu’ils la soutiendront lors du règlement de la question des Détroits.
Izvolski doit vaincre les résistances des innombrables adversaires d’une alliance avec l’Angleterre, à la Cour et dans les cercles gouvernementaux. Il a contre lui les partisans de la ligne allemande et tous ceux qui s’opposent à la moindre concession à l’Angleterre. L’idée même de « concessions », de « zones d’influence » est nouvelle pour la diplomatie russe. Les adversaires de la politique d’Izvolski affirment que la Russie ne doit pas accepter de lignes de démarcation, dans la mesure où « elle peut étendre son influence bien au-delà de toutes les lignes et zones…27 ».
L’accord avec l’Angleterre détermine la place de la Russie dans le bloc anti-allemand, lui rendant son prestige perdu.
Un an après ce succès diplomatique, le ministre russe des Affaires étrangères subit un échec que les journalistes de l’époque qualifient de « Tsou-shima diplomatique ». Rencontrant son homologue autrichien au cours de l’été 1908, Izvolski donne son accord pour une éventuelle annexion de la Bosnie-Herzégovine que l’Autriche administre depuis la guerre russo-turque. Pour Izvolski, il s’agit d’un accord temporaire – jusqu’à la réunion d’une conférence des grandes puissances. L’Autriche-Hongrie, elle, y voit du définitif et annonce l’intégration de la Bosnie-Herzégovine à l’empire.
De fait, la situation de la population de Bosnie-Herzégovine ne change pas. Formellement, pourtant, tout est bouleversé : l’Empire austro-hongrois effectue une percée décisive dans l’élargissement de son territoire. 75 % de la population sont serbes, et quelque 23 % croates. Les divisions religieuses ont aussi leur importance : 44 % environ sont des Serbes orthodoxes, 30 % environ des Serbes musulmans, les Croates, eux, sont catholiques.
L’absorption de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie implique également une intensification des efforts viennois en vue de s’emparer de territoires appartenant à l’Empire ottoman et sur lesquels la Russie a des visées. La Bulgarie, nous l’avons vu, s’est déclarée indépendante de la Turquie, et Ferdinand de Cobourg s’est proclamé roi de Bulgarie, sans chercher à dissimuler son orientation pro-autrichienne.
La Russie se voit contrainte de « digérer » cette défaite diplomatique, car elle n’est pas prête à une confrontation militaire avec l’Autriche-Hongrie, que soutient fermement l’Allemagne. La réponse aux succès de Vienne est une flambée du sentiment national dans les Balkans. Un « mouvement néoslave » se fait jour, qui se traduit dans les congrès slaves de Prague (1908) et de Sofia (1910). Leur principal organisateur est le leader politique tchèque Karel Kramarj. Son mouvement bénéficie du soutien énergique de la Russie, les tendances « néoslaves » suscitent un intérêt dans la société russe.
L’occupation de la Bosnie-Herzégovine, la flambée des sentiments nationaux chez les peuples slaves – qui sont aussi des sentiments anti-allemands – forment le terreau sur lequel, en 1912, naît le bloc des peuples slaves. La diplomatie russe joue un rôle important dans sa création. En mars 1912, une union est conclue entre la Serbie et la Bulgarie, et en mai de la même année, entre la Bulgarie et la Grèce. À la fin de septembre, le Monténégro déclare la guerre à l’Empire ottoman et reçoit aussitôt le soutien du « bloc slave ». La Turquie subit une défaite écrasante. Aux termes du traité conclu en mai 1913, à Londres, l’Empire ottoman perd ses territoires européens (à l’exception de Constantinople et d’un petit bout de la Thrace), partagés entre les peuples des Balkans. Aussitôt, les alliés d’hier se jettent les uns sur les autres, pour arracher une plus grosse part de butin. En juin 1913, le tsar bulgare Ferdinand engage, avec le soutien de l’Autriche, une guerre contre la Serbie et la Grèce. La Roumanie et la Turquie entrent en conflit contre la Bulgarie. À la fin de juillet 1913, la Bulgarie, vaincue, reconnaît la perte des territoires conquis et de quelques anciennes possessions.
Ni les vaincus – ce qui est naturel – ni les vainqueurs ne sont satisfaits. La Bulgarie rêve de revanche, la Serbie d’élargir son territoire, en englobant les Croates, les Slovènes et les Serbes bosniaques, sujets de l’Autriche-Hongrie. La Macédoine redoute les prétentions de la Grèce. Le cliché journalistique le plus populaire de l’époque est celui des Balkans, « poudrière de l’Europe ». Il ne faudra que très peu de temps pour que la « poudrière » explose.
La diplomatie russe recourt volontiers à l’arme « nationale » pour affaiblir ses adversaires – les Empires ottoman et austro-hongrois, abritant une multitude de peuples. L’orthodoxie des Grecs, les origines slaves des Serbes ou des Bulgares, les prétentions nationales des Macédoniens ou des Roumains – on trouve toujours un prétexte pour stimuler le sentiment national, dont le rôle dans la vie des peuples ne cesse de croître tout au long du XIXe siècle, pour se manifester avec une force toute particulière au XXe siècle.
La diplomatie russe met d’autant plus volontiers à profit toutes les occasions de réveiller les sentiments nationaux dans les États ennemis, qu’elle ne voit pas la « question nationale » comme une menace sérieuse à l’intérieur de l’empire. La Russie aborde le XXe siècle avec une conception inchangée de sa vocation, de sa mission historique : être « le rempart de la civilisation occidentale contre les peuples sauvages et les sables de l’Asie…28 ». Prenant la parole devant la Troisième Douma, le 16 novembre 1907, Piotr Stolypine réplique aux députés polonais qui se plaignent de leur état de « citoyens de second ordre », en formulant la politique nationale de la Russie : « Commencez par envisager les choses de notre point de vue, reconnaissez que le bien suprême est d’être un citoyen russe, portez ce titre aussi haut que l’on portait, aux temps anciens, celui de citoyen de Rome, alors vous vous qualifierez vous-mêmes de citoyens de premier ordre et vous obtiendrez tous les droits. »
Les Polonais déplorent qu’il y ait, proportionnellement, moins d’écoles en 1900 dans le royaume de Pologne, qu’il n’y en avait en 1828. Piotr Stolypine ne le nie pas. Il va jusqu’à ajouter : vous n’avez pas même un établissement d’enseignement supérieur. Mais c’est parce que vous ne voulez pas « parler, dans les établissements d’enseignement supérieur, la langue russe, commune à l’État tout entier ».
La décentralisation, déclare le président du Conseil « ne peut partir que d’un trop-plein de forces ». L’Empire de Russie répond par la négative à ceux qui voudraient « couper à la racine », rompre les fils qui lient l’empire, le centre et les marches29.
Piotr Stolypine est fondé à affirmer le caractère intangible de l’unité de l’empire, puisque la « question nationale » ne se pose pas en Russie – hormis les quelques soucis causés par les Polonais et les juifs. Durant le demi-siècle écoulé depuis les réformes, le mouvement social a pris de l’ampleur. Il s’exprime à travers les organisations clandestines et leur action. Grand spécialiste de la lutte contre la révolution, ancien responsable des sections de l’Okhrana de Kichinev, du Don, de Varsovie et de Moscou, Piotr Zavarzine, qui a donc œuvré au sud, à l’ouest et au centre du pays, déclare : « Avant la révolution de 1917, les partis les plus conspirateurs de Russie étaient ceux fondés sur des principes nationaux30. » Mais il ne peut citer, à titre d’exemple, que le « Bund » juif, le parti arménien « Dachnak-Soutioun » et le Parti socialiste polonais (fraction révolutionnaire). Si l’on peut admettre que le policier a raison quant au caractère particulièrement actif des partis nationaux, on est en revanche frappé par leur petit nombre. Le « Bund », en outre, n’exige que l’autonomie, le parti « Dachnak-Soutioun » se fixe pour but la réunion de l’Arménie turque et russe en un seul État rattaché à la Russie, seuls les socialistes polonais, conduits par Jozef Pilsudski, rêvent de restaurer une Pologne souveraine.