Il n’y a pas de mouvement national vraiment sérieux dans les pays Baltes : les sentiments traditionnellement anti-allemands des Lettons et des Estoniens sont, en quelque sorte, une garantie de calme dans la région. En 1900, paraît, à Lvov, une brochure (en ukrainien) de Mikola Michnowski, intitulée L’Ukraine indépendante. On y trouve le programme d’un mouvement en faveur de l’indépendance. Ses grands mots d’ordre sont : l’Ukraine aux Ukrainiens ; l’Ukraine des Carpates au Caucase ; qui n’est pas avec nous est contre nous. Sur la base de ce programme, naît le premier parti politique national : le Parti révolutionnaire ukrainien. Il disparaît deux ans plus tard. La plupart de ses membres rejoignent les organisations social-démocrates, laissant le nationalisme pour des temps plus lointains. Le mouvement national se développe énergiquement, en revanche, dans la Pologne autrichienne où le gouvernement de Vienne soutient les Ukrainiens. En 1911, est créée, en Galicie, une Société des Tirailleurs de la Sietch, organisation nationale paramilitaire.
En 1863, Piotr Valouïev, alors ministre de l’Intérieur, affirmait, se référant à « l’opinion de la majorité des Petits-Russiens », qu’il n’y avait pas de langue petite-russienne autonome et qu’il ne saurait y en avoir. L’interdit sur la langue ukrainienne n’est levé qu’en 1906, mais la langue officielle de l’enseignement reste le russe.
L’acuité de la question juive est liée, dans la période qui suit la promulgation du manifeste de 1905, au fait que les restrictions imposées à la population juive sont perçues comme une injustice. Évoquant dans ses Mémoires l’action de Piotr Stolypine, Vassili Maklakov fait remarquer : « Pour comprendre plus complètement ce que visait Stolypine, il est utile d’avoir également présentes à l’esprit les lois en préparation qui ne virent pas le jour. » Le mémorialiste en cite une, qui eût pu atteindre son but et annoncer une ère nouvelle. Au demeurant, le gouvernement l’adopta et la porta pour signature au souverain ; c’était la loi « sur l’égalité des juifs31 ». Vladimir Kokovtsev, qui participe au débat sur la loi, se souvient que la plupart des ministres étaient favorables à l’abolition des « restrictions, dans l’ensemble superflues, à l’égard des juifs, car elles irritaient particulièrement les populations juives de Russie et n’étaient d’aucun bénéfice réel pour la population russe32. »
La loi préparée par le gouvernement lève une partie des restrictions (mais pas toutes). En présentant le projet à Nicolas II, Piotr Stolypine construit son argumentation sur le fait qu’après le manifeste du 17 octobre, les « juifs sont parfaitement fondés à exiger une complète égalité des droits ». Il avance l’explication habituelle : offensés, brimés, les juifs rallient la révolution. Si l’on compare avec les années 1860, période durant laquelle la « question juive » était devenue un problème de la politique russe, un nouvel aspect est venu s’ajouter : la Russie a besoin de crédits étrangers et en obtient. Le rôle du capital juif dans le monde financier n’est certes pas négligeable. Les banquiers juifs (aux États-Unis, en France) soutiennent les revendications des juifs russes, qui veulent arracher l’égalité.
Nicolas II rejette le projet de loi. Il écrit à Piotr Stolypine : « En dépit des arguments les plus convaincants en faveur d’un règlement positif de cette affaire, une voix intérieure me souffle avec une insistance croissante de ne pas assumer cette décision33. » L’empereur explique au président du Conseil qu’il obéit à la voix de sa conscience, laquelle lui interdit d’accorder l’égalité des droits aux juifs. Le caractère mystique et irrationnel de ce rapport à la « question juive » transparaît dans le débat autour de l’accord de commerce russo-américain. Signé en 1832, il prévoyait en particulier que les Américains puissent se rendre librement en Russie. Les Américains acceptent certaines limitations, durant leur séjour dans l’empire, mais ils refusent que ces dernières soient liées à la confession. Le gouvernement russe, en effet, n’accorde pas de visas aux juifs américains. Après des années de négociations, les États-Unis dénoncent, en 1911, l’accord de commerce avec la Russie.
Un demi-siècle passera et la « question juive » renaîtra dans le contexte des rapports entre l’Union soviétique et les États-Unis. Les Américains conditionneront l’instauration de relations plus favorables à l’autorisation d’émigrer pour les juifs d’URSS. À la séance du Politburo du 20 mars 1973, consacrée à l’examen de ce problème, le président du Conseil des ministres, Alexis Kossyguine, conclura : « Nous nous fabriquons nous-mêmes une question juive. » À quoi le secrétaire général du Comité central, Leonid Brejnev, répondra : « Le sionisme nous abêtit34. » Il voulait parler, sans doute, de l’antisionisme.
Principal publiciste russe conservateur de la seconde moitié du XIXe siècle, Mikhaïl Katkov était partisan de l’égalité des juifs, estimant qu’ils ne représentaient pas un danger pour la Russie, car ils ne pouvaient se séparer de l’empire. La situation est bien différente avec les Polonais. Deux partis se forment en Pologne au début du siècle, représentant deux grands courants de la pensée politique. Ils sont dirigés par les deux plus éminentes figures polonaises du XXe siècle. À la tête du Parti socialiste polonais, se trouve, nous l’avons dit, Jozef Pilsudski (1867-1935), à la tête du Parti des nationaux-démocrates – Roman Dmowski (1864-1939).
On attribue à Jozef Pilsudski l’autobiographie la plus brève qui soit : « J’ai quitté le train du socialisme pour descendre à la station “Indépendance”. » Roman Dmowski, lui, a toujours été nationaliste. Tous deux sont d’ardents patriotes polonais. Leur principale divergence apparaît au moment de la révolution de 1905. Jozef Pilsudski conduit son parti sur les barricades ; suivant l’exemple des socialistes-révolutionnaires, il crée des groupes de combat qui commettent des actes terroristes. En 1908, sous la direction personnelle de Pilsudski, un wagon postal transférant des fonds de Varsovie à Pétersbourg, est attaqué à la gare de Bezdana (près de Wilno).
L’attitude de Roman Dmowski envers la révolution est absolument négative. Il voit dans l’action des socialistes de Pilsudski une terrible menace pour l’« organisme national » polonais qu’il veut créer. Il attribue l’anarchisme révolutionnaire des socialistes à l’influence des juifs sur Pilsudski et ses plus proches compagnons d’armes. L’hostilité de Dmowski envers la révolution est si forte que, se rendant à Pétersbourg avec une délégation, il propose au gouvernement russe de l’aider à réprimer les troubles qui ont éclaté dans les « gouvernements de la Vistule ». Les autorités russes repoussent la proposition. Elles instaurent l’état d’exception dans le royaume de Pologne et écrasent le mouvement révolutionnaire à l’aide de leurs seules forces.