Député des Deuxième et Troisième Doumas (leader de la fraction polonaise « Kolo »), Roman Dmowski formule sa conception géopolitique dans un ouvrage intitulé L’Allemagne, la Russie et la question polonaise, publié en polonais en 1908, puis dans d’autres langues35. L’Allemagne y apparaît comme l’ennemi numéro un du peuple polonais. Telle est, du moins, la conclusion de Dmowski. Car, écrit-il, les Allemands déclarent ouvertement : « Nous combattons l’ensemble du peuple polonais36. » Aussi l’essentiel du territoire ethnographique polonais, peuplé de Polonais de tradition, de langue et de mentalité, se trouve-t-il entre les mains des Allemands, dans les limites de l’Empire allemand37.
Roman Dmowski en déduit qu’il faut s’appuyer sur l’alliance franco-russe, et avant tout se rapprocher de la Russie.
À compter du début du siècle, d’abord lentement, puis de plus en plus rapidement, l’Europe, et avec elle l’ensemble du monde, glisse vers le précipice de la guerre. Mais les hommes politiques polonais sont les seuls à le comprendre. Au milieu du XIXe siècle, Adam Mickiewicz prédisait que les aigles des trois empires ayant déchiré la Pologne, tomberaient et que cette dernière ressusciterait. En règle générale, on ne prend pas au sérieux les prédictions apocalyptiques des poètes. Roman Dmowski et Jozef Pilsudski, eux, croient à la réalité d’une guerre prochaine, ils l’attendent et commencent à s’y préparer. Chacun choisit son camp. Roman Dmowski renonce à son mandat de député de la Troisième Douma et se rend à Paris, afin de mener une action contre l’Allemagne, au profit de la Russie et de la France. Jozef Pilsudski entrevoit l’avenir de l’Europe, avec une stupéfiante perspicacité. Prenant la parole à Paris, le 14 janvier 1914, il déclare que la guerre débutera par un conflit entre la Russie et l’Autriche dans les Balkans, que l’Allemagne prendra fait et cause pour l’Autriche, et la France pour la Russie, que la Grande-Bretagne, enfin, ne laissera pas la France livrée aux caprices du destin. Et si leurs forces ne suffisent pas à vaincre l’Allemagne, l’Amérique entrera dans la guerre. À la question : quelle sera l’issue du conflit ?, Pilsudski répond : la Russie sera vaincue par l’Autriche et l’Allemagne, qui, à leur tour, seront vaincues par les Anglais et les Français (ou par les Anglais, les Américains et les Français)38.
Partant de ce scénario, comme on dirait aujourd’hui, Pilsudski entreprend de former des légions de combat sur le territoire de l’Autriche et avec l’accord des Autrichiens eux-mêmes, qui ne dédaignent pas la possibilité d’opérations militaires contre l’armée russe où se trouvent des soldats polonais. Pour Pilsudski, l’essentiel est d’avoir le noyau d’une armée polonaise indépendante qui, calcule-t-il, quand la Russie sera défaite par les troupes austro-allemandes, récupérera la « Pologne russe », puis, après la défaite des puissances centrales, réunira toutes les terres polonaises.
Un émissaire de Pilsudski rencontre à Paris le leader des socialistes-révolutionnaires russes, Viktor Tchernov, et lui propose une alliance pour combattre la Russie. Viktor Tchernov rejette l’idée d’une alliance antirusse et avertit que la participation des Polonais à la guerre du côté allemand, déclenchera chez les Russes une nouvelle explosion de sentiments antipolonais. L’ambassadeur des socialistes polonais réplique que la Pologne ne peut « laisser échapper l’occasion – une de ces occasions qui ne se présentent qu’une fois par siècle – de recouvrer indépendance et liberté39 ».
Iossif Hessen, l’un des deux rédacteurs (le second est Paul Milioukov) du journal Rietch (Le Discours), organe populaire du Parti « cadet », note dans ses Mémoires qu’on fait alors aux journalistes ce reproche : « Ils dissimulent malhonnêtement toutes les couleurs, ne conservent qu’un noir appuyé, ils ferment les yeux sur l’essor économique et financier du pays, qui se produit précisément dans ces années-là. » À quoi les principaux intéressés rétorquent : « Nous répétions sans fin que la puissance de la Russie était grandiose et que plus elle vite elle menaçait d’éclater au grand jour, plus dangereux devenaient les obstacles l’empêchant de se déployer40. »
« On est toujours plus malin après coup », pourrait-on dire aux mémorialistes et aux historiens. La connaissance de l’issue finale colore le souvenir du passé. En 1914, éclate la guerre mondiale, puis, en février 1917, Nicolas II abdique. Il est aisé de trouver les causes de l’effondrement de l’Empire russe au début du XXe siècle. Elles sont très nombreuses et variées, il y en a pour tous les goûts. Beaucoup entendent craquer le gigantesque édifice de l’empire. Mais son éclat, sa puissance, ses immenses possibilités de développement sont tout aussi évidents. Le « Nouveau Cours », ainsi qu’on nomme le vaste programme économique élaboré avec l’efficace participation d’Alexandre Krivocheïne, l’un des réformateurs les plus éminents de l’économie russe, prévoit un « plan quinquennal » de construction de voies ferrées, augmentant de 50 % le réseau existant. Des crédits sont accordés pour l’édification d’un barrage et d’une centrale hydro-électrique sur le Dniepr (le Dnieprostroï deviendra l’un des fleurons du plan stalinien d’industrialisation). On projette également la construction d’une centrale hydro-électrique sur le Volkhov (elle sera réalisée à l’époque soviétique)41.
Les observateurs étrangers voient les transformations en cours en Russie mieux que les intéressés eux-mêmes, ou, à tout le moins, autrement. La chose vaut, bien sûr, pour Edmond Théry, et tout autant pour Roman Dmowski qui recherche une alliance avec la Russie, non parce qu’il aime les Russes, mais parce qu’il juge cette entente profitable aux Polonais. Roman Dmowski va à contre-courant de l’opinion polonaise, très majoritairement hostile à la Russie, car il estime que la Russie a changé. Elle est devenue un État moderne, membre à part entière du concert des nations européennes et alliée de la France. « Aussi l’existence d’une Rzeczpospolita qui défendrait l’“Europe civilisée” contre “la Russie cosaque” n’est-elle plus indispensable. »
Les observateurs étrangers perçoivent aussi les faiblesses. Diplomate, Edmond Théry écrit : « La situation économique et financière de la Russie est excellente à l’instant présent. Il dépend toutefois du gouvernement de la rendre meilleure encore42. » On peut évidemment dire la même chose de n’importe quel gouvernement. Roman Dmowski va beaucoup plus loin dans sa critique : la Russie, « dans les dimensions que lui a données l’histoire des deux cents dernières années », a devant elle une unique voie de salut, une seule possibilité d’assainir sa politique extérieure et de restaurer sa puissance intérieure : transformer radicalement son caractère et son évolution. Elle ne peut être l’État du seul peuple russe, imposant à tous les autres sa culture et ses institutions : elle doit faire appel aux forces des autres peuples, et avant tout des Polonais, à côté de celles des Russes, afin que toutes puissent créer de façon autonome43.
À l’instar de nombreux autres économistes, Théry perçoit la nécessité de réformes administratives. Dmowski, lui, est un des rares à juger indispensable une réforme des relations entre les peuples de l’empire. La possibilité même des réformes, d’une transformation progressive, n’est réfutée que par la minorité révolutionnaire.