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17 La chute de la maison Romanov

Une autocratie sans autocrate.

Vassili CHOULGUINE.

La seconde décennie du XXe siècle s’ouvre par des festivités. En 1912, on célèbre le centenaire de la victoire sur Napoléon, en 1913 le tricentenaire de la maison Romanov. Des « obstacles » viennent entraver le bon déroulement des fêtes. En 1912, dans les lointaines mines d’or de la Lena, l’armée mitraille une manifestation d’ouvriers – la vague révolutionnaire déferle à nouveau. En 1913, trente-cinq jours durant, l’attention du pays est retenue par un procès qui se déroule à Kiev. On juge le juif Mendel Beïlis, accusé de meurtre rituel. Il y a eu des précédents en Russie : à deux reprises, des juifs ont ainsi été accusés et, une fois, des Votiaks (ancien nom des Oudmourtes) ont été poursuivis pour avoir procédé à des sacrifices humains. Dans les trois cas, il y avait eu relaxe.

Le procès Beïlis connaît une résonance mondiale parce qu’il est entièrement monté par les organisations « Cent-Noirs » de Kiev, avec l’ardent soutien du gouvernement. Malgré de grossières pressions des ministres de la Justice et de l’Intérieur, les jurés, spécialement choisis parmi des paysans ukrainiens illettrés, innocentent Beïlis.

Le pays va simultanément dans deux directions : d’un côté, la Russie se développe, elle se renforce et devient, comme le dit Dmowski, un État normal ; de l’autre, la société russe se désagrège, s’atomise, l’appareil bureaucratique gouvernemental fait obstacle au développement de l’économie, parce qu’il est désespérément désuet. La Douma a toutes les peines à trouver des modes de coopération avec le tsar qui, lui, ne veut pas en entendre parler. La noblesse, jadis fondement de l’autocratie et du système étatique, a perdu toute sa force, la paysannerie s’est scindée, en s’engageant sur la voie du capitalisme. Une multitude de partis politiques, qui se livrent une lutte constante, proposent divers projets visant à propulser la Russie en avant ou, au contraire, à freiner le mouvement.

Les contradictions, les conflits, les exigences de réformes et la résistance aux changements constituent le mode d’existence de tout État normal. En Russie, toutefois, conflits et contradictions prennent parfois un caractère plus aigu qu’ailleurs, car le pays est en train de changer de mode de gouvernement. L’« ancien régime » est moribond, mais il continue de résister. La faiblesse du tsar est une forme supplémentaire et particulière du déclin. L’une des plus remarquables figures de droite à la Douma, Vassili Choulguine, monarchiste convaincu, résume ainsi la situation : « Une autocratie sans autocrate. » Il ne fait qu’exprimer l’opinion générale : Nicolas II n’est pas capable d’être un monarque absolu, alors même que l’autocratie, fût-elle limitée par une Douma, reste le système étatique de la Russie.

L’inquiétude des contemporains, les prophéties apocalyptiques, si populaires dans la société, sont sucitées, tant par les changements en cours que par la crainte d’une épreuve que tous attendent. La Russie, en effet, va vers la guerre. L’Europe aussi, mais tous les pays affirment que personne ne veut d’un conflit. Ces déclarations recèlent, au demeurant, une part de vérité. Il y a plus de deux mille ans, le célèbre philosophe et guerrier chinois Sun Tzu formulait le principe fondamental de la stratégie : « Il est préférable de vaincre sans combattre1. » Nul ne veut la guerre, mais tous veulent la victoire. Chaque grande puissance poursuit ses propres visées, qui se heurtent sans cesse à celles des autres grandes puissances.

Les décennies qui suivront la Première Guerre mondiale, avec la césure du second conflit, n’apporteront pas de réponse définitive à la question : qui a tiré le premier en août 1914, et pourquoi ?

Tous ont des prétentions territoriales, le désir d’agrandir leur empire, tous ont des appétits économiques. Les intérêts de la Russie vont dans le sens traditionnel, séculaire : vers Tsagrad, en direction de la mer Noire. Parmi les multiples intérêts de l’Allemagne, apparue relativement tard – pour citer Lénine – sur « le chemin du banditisme impérialiste » et particulièrement avide de proies, il y a la Russie. En 1906, dans son Avenir de la Russie, Rudolf Martin exprime ce qui est pour lui une certitude : « Les races n’ont pas toutes la même valeur. » Cette idée ne devient pas populaire, au début du siècle, dans la seule Allemagne. Mais Rudolf Martin ajoute une observation spécifique : « À ce jour, la race russe n’a pas été en mesure d’accomplir, dans l’histoire mondiale, les progrès de la race germanique ou anglo-saxonne2. » À peine la guerre éclate-t-elle en août 1914, que le poète allemand Adolf Bartels, auteur de romans historiques et historien de la littérature, rédige un « mémorandum politique » intitulé : Le Prix de la victoire : une Russie occidentale allemande. Le plan de l’homme de lettres allemand est simple : « Nous avons besoin de tout le territoire compris entre la Dvina et le Dniepr, et jusqu’à la mer Noire ; nous devons repousser la Russie en Asie et créer les conditions d’un État germanique, avec une population de cent millions de personnes. » Adolf Bartels a aussi songé aux juifs qui peuplent le territoire nécessaire à l’Allemagne. Il les évalue à quelque quatre millions de personnes et propose de les rassembler tous à « Odessa, puis de les envoyer en Turquie et dans la lointaine Palestine3 ».

En août 1914, les plans de Bartels semblent une innocente fantaisie d’intellectuel nationaliste. Mais en 1916-1917, ils apparaissent soudain sur les cartes d’état-major des généraux allemands, entrés sur le territoire de la « Russie occidentale » : le royaume de Pologne.

En novembre 1909, le poste de ministre des Affaires étrangères est occupé par un diplomate expérimenté, Sergueï Sazonov (1860-1927). Il a travaillé six mois comme adjoint d’Izvolski et il poursuit sa politique. Alexis Izvolski, lui, est nommé ambassadeur à Paris où il continue de jouer un rôle important dans la définition de la politique étrangère russe. Monarchiste et libéral modéré, proche des vues de Stolypine (proche, aussi, familialement, les deux hommes ayant épousé deux sœurs), Sazonov est considéré, dans les cercles de la Cour, comme un « parlementariste ». La politique de la Russie à la veille de la guerre se caractérise par l’appartenance à l’Alliance tripartite que Sazonov, à la suite d’Izvolski, tente de consolider, de transformer en alliance militaire et politique forte, et par le désir de préserver des relations de bon voisinage avec l’Allemagne. L’Autriche-Hongrie fait figure d’ennemi numéro un.

L’état-major général russe, placé, à la veille de la guerre, sous la houlette du général Iouri Danilov, élabore de son côté ses plans stratégiques, sans tenir compte le moins du monde de la politique étrangère. L’historien de l’armée russe constate : « On eût pu croire que la place du Palais [où se trouve l’état-major général] et le pont Pevtcheski [où est situé le ministère des Affaires étrangères] étaient sur deux planètes absolument différentes4. »

L’état-major général se prépare à une agression du côté de la Suède, étroitement liée à l’Angleterre ; il redoute la Roumanie, bien que les diplomates n’ignorent pas qu’elle attend de savoir qui l’emportera. Le Japon et l’Italie sont aussi au nombre des ennemis (ils prendront le parti des alliés). Les stratèges russes, en revanche, comptent fermement sur la Bulgarie, qui ralliera la coalition adverse.

Piotr Stolypine voyait la guerre comme le plus grand des malheurs pour la Russie. « De quelle guerre peut-il être question », demandait-il au plus fort de la crise déclenchée par l’annexion autrichienne de la Bosnie-Herzégovine, « alors que nous ne sommes parvenus, à l’intérieur, qu’à un apaisement superficiel, que nous n’avons pas encore formé de nouvelle armée, que nous ne disposons pas même de nouveaux fusils5 ? » Le successeur de Stolypine, le comte Kokovtsev met aussi en garde contre le danger d’une guerre. À ces arguments rationnels, Nicolas II réplique : « Il en sera selon la volonté de Dieu6. » Dans l’atmosphère mystique qui règne à la Cour impériale, les prédictions directement puisées à la « source de toutes les connaissances », semblent plus convaincantes : Grigori Raspoutine est catégoriquement opposé à la guerre, il annonce la perte de la Russie et de la dynastie, pour le cas où l’on ferait fi de ses avertissements. Piotr Dournovo, ministre de l’Intérieur dans le cabinet de Witte, puis membre du Conseil d’État, adresse à l’empereur un mémorandum dans lequel il fait cette mise en garde : « Une guerre mondiale générale serait un danger mortel pour la Russie et pour l’Allemagne, quel qu’en fût le vainqueur7… » Le mémorandum sera découvert dans les papiers du tsar après la révolution, sans la moindre note : manifestement, il n’avait pas été lu. Des rumeurs courent cependant à ce sujet dans la capitale, renforçant encore l’atmosphère d’angoisse.