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La présence de ces deux forces permet de louvoyer, dès qu’il s’agit de forces hostiles, adverses, telles que le sont la papauté et les Mongols. Le choix d’Alexandre n’est pas : Saraï ou Qaraqoroum ? (bien que ce soit très important), mais : les Tatars ou la papauté ? l’Orient ou l’Occident ? Après la fulgurante invasion de Batou, pareille à un typhon, et l’instauration du joug, les princes russes font la preuve que trois possibilités très concrètes s’offrent à eux. La principauté de Vladimir-et-Souzdal choisit de collaborer avec les vainqueurs. À la différence du nord-est, la Russie du Sud-Ouest – la Galicie-Volhynie et son prince, Daniel – cherche un compromis et veut louvoyer entre les Tatars et l’Occident. La troisième issue est la résistance, qui implique avant tout une union étroite avec la papauté. Maître de Kiev pour peu de temps, Michel de Tchernigov nomme l’igoumène (supérieur d’un monastère) Pierre aux fonctions de métropolite. Après la prise de Kiev par Daniel, Michel se réfugie en Hongrie, mais il envoie Pierre au concile réuni à Lyon par Innocent IV, en 1245. L’« archevêque de Russie » – ainsi le métropolite Pierre est-il présenté – demande aux prélats assemblés leur aide contre les Tatars.

L’un des résultats évidents des récits faits par Pierre sur les Tatars au concile, est la mission du franciscain Jean du Plan Carpin, dépêché par le pape à Saraï et Qaraqoroum. Le compte rendu de son voyage – Histoire des Mongols appelés par nous Tatars – est une mine d’informations sur les hommes et les événements de l’époque. Jean du Plan Carpin assiste au qouriltaï de 1246. Il nous laisse des portraits des princes russes, Iaroslav, Daniel, Michel, est témoin de l’assassinat du prince de Tchernigov et de la mort de celui de Vladimir. Les Tatars n’ignorent rien des projets de Michel, ils savent qu’il a envoyé Pierre à Lyon. Il n’est pas exclu qu’ils soient informés, aussi, des entretiens de Jean du Plan Carpin et de Iaroslav, prêt à poursuivre les pourparlers avec la Curie romaine.

Alexandre Nevski, pour sa part, n’hésite ni ne doute : la collaboration avec les Tatars est, de son point de vue, la seule politique possible. Parmi les raisons qui le poussent vers cette option, le sentiment aigu de la menace occidentale. Venu, enfant, à Novgorod avec son père Iaroslav, il devient, à seize ans, prince-gouverneur de la république marchande. À vingt ans, en 1240, Alexandre met en déroute, sur la Neva, les chevaliers suédois – cinq mille guerriers transportés sur cent bateaux. La même année, les Tatars prennent Kiev, et cependant, le principal danger pour le prince de Novgorod demeure la pression exercée par l’Occident. En 1242, Alexandre remporte sa célèbre victoire sur le lac Peïpous où, cette fois, il anéantit l’armée de l’Ordre de Livonie.

En 1937, Sergueï Eisenstein écrit le scénario14 de son futur Alexandre Nevski. Le prince de Novgorod y explique sa ligne politique au peuple : « Pour les Tatars, on peut attendre. Il est un ennemi plus dangereux qu’eux… plus proche, plus hargneux et dont on ne s’affranchira pas par un tribut : l’Allemand15. » Dans le film d’Eisenstein, Alexandre Nevski expose la stratégie de Staline, en 1937 : à l’ouest la menace allemande, à l’est le péril japonais. Au moment où paraît le film, « l’Allemand » est le plus dangereux. Deux ans plus tard, Alexandre Nevski est interdit d’écran : entre-temps, l’ennemi est devenu un allié. Mais il se peut fort bien que ces considérations sur une double menace extérieure soient d’actualité au XIIIe siècle. Alexandre Nevski a d’ailleurs toutes les raisons de penser que les « Allemands », comme on appelle alors tout ce qui vient d’Occident, constituent un danger plus effrayant que les Tatars. Les croisés occupent les territoires qu’ils conquièrent, ce que ne font pas les Tatars ; il y bâtissent des forteresses, des villes, s’emparent des terres. Les croisés, les « chiens-chevaliers » comme les nommera Marx, convertissent au catholicisme les populations soumises. Là encore, ils se distinguent des Tatars, très tolérants sur le plan religieux.

Le choix d’Alexandre s’explique aussi par un autre motif. Fils de Iaroslav et petit-fils de Vsevolod la Grande-Nichée, il a hérité d’un caractère plutôt abrupt et d’un goût marqué pour le pouvoir absolu. Il entre maintes fois en conflit avec les Novgorodiens qui ont en affection les princes accommodants mais se voient contraints de s’adresser au vainqueur des Suédois et des Porte-Glaive, quand l’envahisseur menace leur ville. Le danger sitôt écarté, ils tentent de se délivrer de ce prince autoritaire et ambitieux. L’apparition des Tatars et le choix d’Alexandre vont limiter considérablement les possibilités de « Monseigneur le Grand Novgorod », dont la dépendance à l’égard des princes de Vladimir-et-Souzdal se trouvera renforcée.

Un historien soviétique écrit avec conviction : « Les boïars de Galicie étaient la force la plus réactionnaire de la Rus. » Pour lui, leur nature réactionnaire est d’autant plus évidente qu’ils « prônaient le fractionnement en tribus », s’opposaient au pouvoir centralisateur du prince. Les voisins de la Russie du Sud-Ouest, Hongrois, Polonais, la Curie romaine et jusqu’à la cour impériale, mettent leur grain de sel dans la lutte que se livrent boïars de Galicie et princes de Volhynie. Les forces en présence recherchent des alliés dans l’Occident catholique, à son tour déchiré par la guerre entre guelfes et gibelins, entre le pape et l’empereur. La Russie du Sud-Ouest, avant tout la principauté de Galicie-Volhynie mais aussi celle de Tchernigov, s’oppose clairement à la Horde. En 1254, Daniel de Galicie-Volhynie reçoit du pape la couronne royale et devient le monarque de la Petite-Russie. La responsabilité de la lutte contre les Tatars lui incombe désormais.

En 1250, après un long séjour au sein de la Horde, les fils de Iaroslav, Alexandre et Andreï – ils se sont rendus à Saraï et à Qaraqoroum –, rentrent au pays, munis tous deux du iarlyk princier. Batou soutient Alexandre, mais Oghoul Qaïmich, veuve de Güyük qui assure la régence sur le trône de Gengis Khan, est hostile au maître de la Horde d’Or et en décide autrement. Le pouvoir sur Kiev et l’ensemble de la Rus est désormais distinct du titre de grand-prince de Vladimir-et-Souzdal.

Andreï, le plus jeune des frères, obtient le iarlyk sur les terres de Vladimir-et-Souzdal, et Alexandre est confirmé dans son titre de grand-prince. Il en résulte une situation compliquée, génératrice de conflits. D’un côté, Alexandre détient Novgorod, Kiev et ses villes patrimoniales de Pereïaslavl et Dmitrov. Cela signifie donc qu’Andreï lui est soumis. D’un autre côté, Novgorod dépend de la terre de Vladimir-et-Souzdal ; Alexandre se voit, à son tour, soumis à Andreï.

Le mariage d’Andreï avec la fille de Daniel de Galitch implique une alliance entre Vladimir et Galitch. Un autre frère d’Alexandre, Iaroslav, qui règne sur Tver, vient s’y rallier. Le signal d’un nouveau tour de la roue de l’Histoire est donné par les événements de Qaraqoroum. Avec le soutien décisif de Batou, la régente Oghoul Qaïmich est renversée. Mongka est élu grand khan. Alexandre Nevski se rend alors à Saraï et reçoit le titre de grand-prince de toute la Russie. Autrement dit, en 1252, le fils de Iaroslav devient, à trente-deux ans, grand-prince de Vladimir-et-Souzdal, de Novgorod-et-Pskov, de Polotsk-et-Vitebsk. Il obtient de cette façon les moyens de sa politique.