Le 28 juin 1914, l’étudiant serbe de Bosnie Gavrilo Princip tue de deux coups de revolver, à Sarajevo, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de la couronne austro-hongroise, et son épouse. La réalité des faits ressemble à tragi-comédie, inventée par un auteur sans talent. La décision prise par l’archiduc d’effectuer des manœuvres militaires en Bosnie, aux frontières de la Serbie, est perçue à Belgrade comme une provocation. Une organisation secrète d’officiers serbes, la « Main Noire », manipulée par les services secrets serbes et russes, envoie à Sarajevo des terroristes – sept jeunes gens, mauvais tireurs et souffrant tous de tuberculose. Ils ont pour modèle les terroristes russes. Armés de bombes et de revolvers, ils se tiennent tous les sept sur le trajet que doit emprunter la voiture découverte de l’archiduc et de son épouse.
La Serbie n’aime pas l’héritier du trône de Vienne. On lui attribue l’idée de transformer la double monarchie en triple monarchie, intégrant, à part égale avec les Autrichiens et les Hongrois, les Slaves. Belgrade voit dans ce projet un obstacle à la création d’une Grande Serbie.
Le premier lanceur de bombes, désorienté, laisse passer la voiture sans rien entreprendre ; le second jette sa bombe, mais l’archiduc la renvoie d’un revers de main et elle explose dans la rue. Des éclats blessent la grande-duchesse. La voiture croise encore quatre terroristes, qui ne bronchent pas. Seul, le septième et dernier tire par deux fois, blessant mortellement François-Ferdinand et Sophie.
La suite des événements est rapportée dans tous les manuels d’histoire : l’ultimatum autrichien à Belgrade, son acceptation par le gouvernement serbe, à l’exception d’un point. Le ministre des Affaires étrangères autrichien, Erenthal, est si désireux de commencer la guerre, que ce point sert de prétexte pour adresser un nouvel ultimatum à la Serbie. L’Allemagne soutient l’Autriche-Hongrie. La Russie juge impossible de ne pas défendre ses frères serbes. La mobilisation générale décrétée un peu partout rend toute négociation superflue. Le mécanisme de la guerre est enclenché et commence à s’emballer.
La déclaration de guerre aux Allemands suscite l’enthousiasme en Russie. On accueille avec le même enthousiasme l’annonce du début du conflit à Berlin, Paris, Londres, Belgrade, Vienne. Les représentants des « marches » affirment leur loyauté. À la séance d’un jour qui se tient à la Douma, le député du gouvernement de Kelets forme le vœu que les Slaves reprennent le « glaive toujours éclatant de Grunwald » et défassent à nouveau les Teutons. Après quoi, espère le député, on assistera à la réunion de la Pologne. Ce discours plaît tant que, s’adressant aux Polonais le 14 août, le grand-duc Nikolaï Nikolaïevitch, commandant en chef des armées russes, mentionne à son tour le « glaive de Grunwald ». À la même séance de la Douma, le député de Courlande rappelle que les « Lettons et les Estoniens savent bien que tous les acquis sont dus la protection de l’aigle russe et que des progrès ultérieurs seront possibles, à condition que les pays Baltes demeurent partie intégrante de la Grande Russie8 ».
Bismarck, nous l’avons vu, est convaincu que l’Empire allemand et la Russie ne se dresseront pas l’un contre l’autre, « à condition, toutefois, que les fadaises libérales ou les sottises dynastiques ne viennent pas fausser le jeu ». En 1914, ces motifs d’une guerre entre la Russie et l’Allemagne sont eux-mêmes inexistants.
Le revers subi dans l’élargissement des frontières en Extrême-Orient conduit la Russie à revenir à sa visée traditionnelle : Constantinople. Tsargrad devient la récompense promise, dans la guerre qui commence. Pour la première fois dans l’histoire russe, les deux grandes « puissances maritimes » sont du côté de la Russie ; son aide leur est à ce point nécessaire contre l’Allemagne, qu’elles sont prêtes à la payer de la capitale de l’Empire ottoman. La diplomatie russe déploie de nombreux efforts pour empêcher la Turquie de rallier l’Allemagne, escomptant bien par la suite, après la victoire, parvenir pacifiquement au but souhaité. En janvier 1914, Nicolas II explique à l’ambassadeur de France Delcassé, qui regagne son pays : « Nous n’envisageons pas le moins du monde de nous emparer de Constantinople, mais nous avons besoin d’être assurés que les Détroits ne nous seront pas fermés9. »
L’Empire ottoman choisit finalement l’Allemagne. Sazonov déclare alors que le règlement de la « question fondamentale de la politique russe », celle des Détroits de la mer Noire, pourrait justifier, aux yeux de l’opinion, les immenses sacrifices de la guerre.
Les opérations militaires s’ouvrent sur l’offensive des troupes russes en Prusse-Orientale et en Galicie. Après quelques beaux succès, la IIe armée, commandée par le général Samsonov, est encerclée et défaite. Les deux parties apprécient diversement et de façon contradictoire ce que les journaux russes appellent la « bataille des marécages de Mazurie », et la presse allemande la « revanche pour Tannenberg ». Alexandre Soljénitsyne commence sa Roue rouge par la description de l’anéantissement de l’armée samsonovienne. L’écrivain brosse un portrait monumental du général vaincu qui, au terme de la bataille, choisit de mettre fin à ses jours. Parmi les causes majeures de la défaite, estime Alexandre Soljénitsyne, il y a l’offensive prématurée de l’armée russe qui n’a pas achevé sa mobilisation, mais avait, en son temps, promis son soutien aux Français et a tenu parole. A. Kersnovski souligne, lui, le fait que la « campagne de Prusse-Orientale signifiait la défaite de l’Allemagne dans la guerre10 ». Son raisonnement est simple : l’armée de Samsonov détourne sur elle les troupes allemandes destinées à Paris. L’anéantissement de la France entraînerait la défaite inéluctable de la Russie. Notons que A. Kersnovski parvient à cette conclusion avant l’agression hitlérienne contre l’Union soviétique. La Seconde Guerre mondiale confirme donc la justesse de la stratégie russe au début du premier conflit.
La victoire des troupes russes en Galicie atténue la douleur de la défaite en Prusse-Orientale. Sur le front Sud, la Russie se bat contre son ennemi habituel, les Turcs, et remporte d’assez beaux succès. 1915 est une année de lourdes défaites en Pologne. Le commandement allemand a conçu un plan visant à prendre les armées russes en tenaille, à en anéantir le noyau et à pousser la Russie à sortir du conflit. La Stavka (le Grand-Quartier général russe), écrit un historien, « perd l’esprit » et, après avoir réussi à sortir une partie des troupes de l’impasse, prescrit aux populations civiles – quelque quatre millions et demi de personnes – d’évacuer les gouvernements occupés. Le commandement russe espère recréer l’« atmosphère de 1812 » et galvaniser le peuple. Il obtient l’effet inverse. Femmes, enfants, vieillards battent en retraite dans le plus effroyable désordre, bloquant les routes, se mêlant aux armées, les démoralisant.