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Les pertes de l’armée russe en 1915 dépassent les deux millions et demi d’hommes – tués, blessés ou faits prisonniers. La Pologne, la Lituanie, la Courlande échappent à la Russie. Mais le plan allemand – en finir d’un seul coup avec la Russie – ne réussit pas. L’armée allemande enregistre, elle aussi, d’énormes pertes qui la laissent exsangue. Elle est entraînée vers les espaces russes sans fin, découvre des routes – ou plutôt une absence de routes – dans un état tel que jamais les généraux, les officiers et les soldats allemands n’auraient pu l’imaginer.

« À l’automne 1914, conclut un historien militaire, il devint clair pour l’Allemagne que, même à l’est, elle ne pourrait mettre rapidement un terme au conflit11. » Une guerre prolongée s’annonce, dans laquelle l’Allemagne a moins de chances de l’emporter, car, comparée aux pays de l’Entente, elle manque de ressources.

La situation de la Russie se complique encore du fait qu’à l’intérieur, tout devient de plus en plus vacillant, à chaque nouveau mois de guerre. Pour les alliés, la Russie est un membre absolument indispensable de l’Union, qui lui garde sa confiance, en dépit de ses revers militaires. Le ministre des Affaires étrangères, Sazonov, mène sa guerre sur le front diplomatique, s’efforçant d’arracher à l’Angleterre et à la France la promesse d’une « grande récompense » pour la Russie. Des pourparlers intensifs sont menés, au cours desquels il apparaît que l’Angleterre accepte beaucoup plus vite et plus facilement que la France les revendications russes. En mars 1915, Nicolas II déclare à l’ambassadeur de France, Maurice Paléologue : « Ma décision est prise. Je trancherai radicalement le problème de Constantinople et des Détroits… La ville de Constantinople et la Thrace méridionale doivent être rattachées à mon empire12. » Le tsar russe, quant à lui, se montre généreux envers son alliée : « Prenez, dit-il aux Français, la rive gauche du Rhin, prenez Mayence, Coblence, allez plus loin encore, si vous le jugez nécessaire. Je serai heureux et fier pour vous. »

En avril 1915, la France donne son accord pour les projets russes. En octobre 1916, l’Angleterre et la France déclarent publiquement accepter que la Russie réalise son rêve séculaire.

1916 est une année particulièrement difficile, mais la cause n’en est pas une nouvelle série de défaites militaires. Le Front s’est stabilisé et, dans le sud, les armées russes remportent des victoires. En janvier 1916, la plus puissante des forteresses turques, Erzeroum, est prise d’assaut. Les difficultés s’amoncellent, en revanche, à l’intérieur du pays. La crise du pouvoir s’aggrave. On s’en prend ouvertement à Raspoutine, à la tsarine, donc, au tsar. L’hostilité croît entre l’empereur et la Douma. Le chassé-croisé ministériel donne l’impression – ce qui, au demeurant, est l’exact reflet de la réalité – que le pouvoir est faible et incapable de diriger le pays.

En août 1915, Nicolas II prend ce qui constitue – si l’on exclut son abdication – la plus grande décision de sa vie. Il remercie le grand-duc Nikolaï Nikolaïevitch et lui succède aux fonctions de commandant en chef des forces armées de Russie. Deux ancêtres de l’empereur – Pierre Ier le Grand et Alexandre Ier – avaient recouru à cette mesure exceptionnelle. Cela ne leur avait pas porté chance.

La décision de Nicolas II est expliquée de diverses manières : volonté de galvaniser les troupes ; d’écarter Nikolaï Nikolaïevitch qui ne supporte pas Raspoutine, ce qui lui vaut l’hostilité de l’impératrice ; le bruit court, en outre, d’un complot visant à placer le grand-duc sur le trône. Mais il est, manifestement, une autre raison. En partant pour la Stavka – à Moghilev –, Nicolas II s’éloigne de la capitale, il quitte la Cour où tous semblent s’être ligués contre lui. C’est alors, en juillet 1916, que l’empereur explique à Sazonov qu’il fait en sorte de ne « s’apesantir » sur rien et qu’il y voit la seule « façon de gouverner la Russie ». Gueorgui Chavelski, qui retranscrit ces propos rapportés par le ministre des Affaires étrangères, commente : « Pour qui eût souhaité ne s’occuper que de préserver sa santé, on n’eût pu imaginer tempérament mieux adapté. Mais chez un souverain sur les épaules duquel reposait l’immense fardeau de gouverner un peuple de cent quatre-vingts millions de personnes, pareille inclination était funeste13. »

En partant pour Moghilev, Nicolas II laisse, de fait, le pouvoir entre les mains de la tsarine et de Raspoutine. Nommé Premier ministre après le début du conflit, Ivan Goremykine, qui a alors atteint l’âge respectable de soixante-quinze ans, est remercié en 1916, remplacé, sur les conseils de Raspoutine, par Boris Sturmer, lui-même âgé de soixante-huit ans, auprès duquel Goremykine fait figure de Bismarck. En pleine guerre, on ne pouvait trouver pire candidature que celle d’un Premier ministre au nom allemand. Le pays se pose fiévreusement cette question fondamentale : qui dirige la Russie ?

Après les victoires russes de Galicie, la question polonaise prend un tour tout à fait nouveau. Il semble désormais possible de réunir la Pologne. En 1915, le grand-duc Nikolaï Nikolaïevitch lançait, nous l’avons dit, un appel aux Polonais, leur promettant la restauration de leur État. « Des rives du Pacifique jusqu’aux mers du Septentrion, lit-on dans l’appel, marchent les braves troupes russes. L’aube d’une vie nouvelle se lève pour vous. » Tant de « pathos » veut en réalité masquer le flou des plans russes, toujours en discussion et qui, dans le meilleur des cas, prévoient une autonomie pour le royaume de Pologne. On escompte également en agrandir le territoire en récupérant les terres polonaises « libérées » des Autrichiens et des Allemands.

La question polonaise, toutefois, a au moins le mérite d’être examinée. La question ukrainienne, elle, « n’existe pas ». Au début de la guerre, sur ordre du gouverneur-général de Kiev, le seul quotidien de Russie en langue ukrainienne, Rada, est interdit. Quelques semaines plus tard, l’interdiction concerne – jusqu’à la fin du conflit – toutes les publications – journaux, revues – ukrainiennes ou juives. Toutes les formes d’expression nationale et culturelle ukrainienne, autorisées en octobre 1905, cessent de l’être. L’entrée des troupes russes en Galicie marque le début d’effroyables persécutions à l’encontre des nationalistes ukrainiens, les « mazepiens », comme on les appelle. Le leader national le plus populaire, Mihajlo Grouchevski, professeur à l’université de Lvov, refuse de faire une déclaration antirusse. En novembre, il réussit à quitter l’Autriche et à gagner Kiev. Il y est immédiatement arrêté et envoyé en relégation à Simbirsk (« jusqu’à la fin de la guerre », précise le texte de sa condamnation).

Jusqu’à la révolution de 1917, les leaders ukrainiens de Russie rejettent les programmes séparatistes des Ukrainiens de Galicie, soulignant le fait qu’ils ne veulent ni se détacher de la Russie ni détruire l’Empire russe. Ils revendiquent des possibilités particulières de développement pour le peuple ukrainien, dans les limites de l’empire.

Maurice Paléologue consigne le contenu d’un entretien qu’il a avec Sazonov. C’est un tête-à-tête « cordial », sans rien d’une rencontre officielle entre l’ambassadeur de France et le ministre russe des Affaires étrangères. Paléologue parle en ami de la Russie et en politologue. Le diplomate français reconnaît que, dès son arrivée à Pétersbourg, il a perçu ce que, d’ordinaire, on ne voit pas en Occident : l’importance des peuples non russes pour l’empire ; leur importance, numérique, bien sûr, mais aussi morale, leur individualisme ethnique, leur désir d’avoir une vie nationale, distincte de la vie russe. Tous les peuples soumis – Polonais, Lituaniens, Lettons, Estoniens, Géorgiens, Arméniens, Tatars et autres – « souffrent de votre centralisation administrative ». Tôt ou tard, estime Maurice Paléologue, la Russie devra instaurer une autonomie régionale. Si elle ne le fait pas, elle sera confrontée au danger du séparatisme.