Sazonov admet qu’il s’agit du problème le plus épineux et le plus complexe de la politique intérieure. En théorie, le ministre russe partage l’avis du diplomate français. En pratique, explique-t-il, il ne faut pas oublier que l’autonomie est incompatible avec le tsarisme. Pour moi, souligne Sazonov, la Russie n’existe pas sans le tsarisme.
Maurice Paléologue ne cesse d’évoquer ces questions avec les figures les plus influentes de la politique russe et il obtient toujours la même réponse : l’autonomie d’une partie de l’empire, quelle qu’elle soit, est inconciliable avec le principe sacré de la monarchie absolue.
Les monarchistes sont encore nombreux en Russie, mais le nombre des partisans du monarque qui occupe le trône chute brutalement et rapidement. L’atmosphère de suspicion s’épaissit. Partout, on recherche des espions. On arrête et on juge comme tel le ministre de la Guerre, Soukhomlinov. Chacun soupçonne Raspoutine et l’impératrice d’espionnage au profit de l’Allemagne. La tsarine, de son côté, est convaincue qu’elle est entourée de comploteurs, et elle écrit à la Stavka : « Montre-leur le poing, sois le Souverain, tu es l’autocrate et qu’ils n’aient pas l’audace de l’oublier14. »
La Douma exige un « ministère responsable ». Le Bloc progressiste – Union des principales fractions, de la droite à la gauche modérée – défend le droit de la représentation populaire à prendre part, en temps de guerre, au gouvernement de l’État. En novembre 1916, la famille Romanov se rend à Kiev, pour assister au mariage de la sœur du tsar. Un « conseil de famille » décide d’obliger Nicolas à donner satisfaction à la Douma, en lui accordant le droit de nommer les ministres. Que les Romanov se montrent ainsi favorables à la Douma s’explique par le fait qu’elle leur semble un moindre mal, comparée à un pouvoir presque entièrement détenu par l’impératrice et Raspoutine qui nomment tous les ministres. Ces deux-là, les Romanov les haïssent plus encore que les « libéraux ».
Tous parlent de complots. On évoque notamment le « complot de l’impératrice ». Plus sérieuse semble la « conspiration » que l’on prétend dirigée par Alexis Goutchkov, entrepreneur de Moscou et l’un des organisateurs de l’« Union du 17 Octobre » ; il est, peu de temps, président de la Troisième Douma et député de la Quatrième. Homme de talent, aimant l’aventure, Alexis Goutchkov a de nombreuses relations parmi les militaires, les industriels et les cercles de la Douma. Il se passionne pour le coup d’État effectué par les « Jeunes Turcs », en 1908. Afin de se familiariser avec leurs méthodes, Alexis Goutchkov se rend à Constantinople. Si Goutchkov a de nombreux talents, il lui manque, toutefois, celui de conspirateur et, peut-être, d’homme d’État.
L’air du temps n’épargne pas le Saint-Synode. Gueorgui Chavelski, qui y siège un an et demi, écrit : « Les membres du Synode avaient peur les uns des autres. Une atmosphère de méfiance y régnait. Les membres du Synode se divisaient en raspoutiniens, antiraspoutiniens et neutres15. »
On parle également beaucoup des francs-maçons, de leur travail de sape. On range parmi les « maçons » tous les adversaires de l’autocratie. La théorie d’un « complot maçonnique », ayant causé la perte de Nicolas II et de l’empire, aura cours parmi les historiens russes de l’émigration. Il est vrai qu’elle permet d’expliquer la facilité avec laquelle la maison Romanov est tombée. En 1974, un historien soviétique, N. Iakovlev, réussira le tour de force de réunir en un même livre une condamnation sans appel de la maçonnerie, un éloge du pouvoir absolu exercé par Nicolas II et une louange effrénée de la révolution conduite par Lénine. Pour l’historien soviétique, l’ennemi numéro un de la Russie de Nicolas II aura été la « grande bourgeoisie » qui voulait instaurer le « totalitarisme dans le pays », avec la maçonnerie pour arme principale. Seule la révolution socialiste avait empêché l’avènement du « totalitarisme16 ».
En 1990, Aron Avrech, observateur attentif, utilise, dans un ouvrage intitulé Les Francs-Maçons et la révolution, des documents d’archives jusqu’alors inacessibles. Il parvient à la conclusion que « la thématique maçonne existe bien, mais pas le problème maçonnique17 ». En d’autres termes, on avait besoin d’une « organisation secrète » qui, en réalité, n’existait pas.
En mai 1914, le Département de la Police envoie une circulaire à quatre-vingt-dix-huit départements de gendarmerie, sections de l’Okhrana et autres institutions policières. La circulaire enjoint d’accorder une attention toute particulière aux activités de l’« Ordre secret des maçons qui, ces dix dernières années, s’est fortement développé en Europe et en Amérique ». Elle prescrit de « tirer au clair la composition des “sociétés secrètes” et d’informer des résultats ». Une année durant, rapports et réponses affluent. Tous de même contenu : « Rien remarqué », « rien découvert », « inexistant18 ».
Les activités des organisations révolutionnaires clandestines, elles, sont bien connues de la police et ne suscitent guère d’inquiétude.
Les complots sans nombre qui, selon la rumeur, s’ourdissent et se préparent à passer à l’action, ne produisent qu’un résultat : le 16 décembre 1916, le prince Felix Ioussoupov et Pourichkievitch, député d’extrême droite de la Douma, réussissent, sans préparation spéciale, à assassiner Grigori Raspoutine. Peu avant sa mort, le « starets » montrait à la tsarine une lettre-testament : « Tsar russe ! Sache que si quelqu’un de tes parents commet le crime, nul de ta famille, ni proche ni enfant, ne vivra plus de deux ans… » Cette fois, la prédiction du « saint diable » est appelée à se réaliser. Felix Ioussoupov est membre de la famille impériale.
Le 10 février 1917, le président de la Douma, Mikhaïl Rodzianko présente un rapport à Nicolas II. L’empereur est rentré de la Stavka et il reçoit Rodzianko à Tsarskoïé Selo. Le sens de son rapport est sans ambiguïté : « La guerre a montré que, sans la participation du peuple, il était impossible de gouverner le pays19. » Mikhaïl Rodzianko souligne la nécessité de former un gouvernement responsable devant la Douma. L’actuel gouvernement, tente-t-il de convaincre le tsar, « creuse encore le fossé entre lui et la représentation populaire ». Un autre argument se fait jour : la proximité de la fin du conflit et des pourparlers de paix, moment où le « pays ne pourra être fort dans ses exigences que s’il a un gouvernement reposant sur la confiance du peuple20 ».
Rodzianko repart, sans avoir obtenu de réponse. Un peu plus tard, seulement, on apprend que Nicolas II a décidé de céder. Le tsar fait venir son Premier ministre, le prince Piotr Golitsyne et l’informe de sa volonté de former un gouvernement « responsable devant le Parlement russe ». Au soir du même jour, le Premier ministre est à nouveau convoqué : l’empereur a changé d’avis. Il reprend aussitôt le chemin de la Stavka.