Выбрать главу

Disraeli estimait que les assassinats n’avaient jamais bouleversé le cours de l’histoire mondiale. Peut-être avait-il raison. Mais il est incontestable que, sans changer radicalement la marche de l’histoire, les assassinats politiques accélèrent ou freinent le cours des événements. Entre ses deux décisions, Nicolas II s’est entretenu avec la tsarine. Or, parmi les assassins de l’« Ami », se trouvait un membre de la Douma. Cela ne peut que renforcer la haine que l’impératrice voue à une institution visant à limiter le pouvoir du tsar.

Aux jours décisifs où des manifestations éclatent à Petrograd21, suscitées par une soudaine pénurie – de « pain blanc », souligne Soljénitsyne, Nicolas II se trouve loin des événements, dans la paisible atmosphère de la Stavka. Là, il est dans l’impossibilité de prendre la moindre décision. Les manifestations s’amplifient, entraînant tous les mécontents et ceux qui comprennent qu’ils peuvent se déchaîner en toute impunité. Les soldats se joignent aux manifestants. La révolution commence. Les autorités locales ne savent comment réagir, des ordres contradictoires ajoutent au chaos. Quand Nicolas II se décide enfin à rentrer de Moghilev, il est immobilisé à la gare de Dno. Le caractère symbolique de ce nom22 ajoute encore à l’irrationnel des événements.

Durant la guerre, la Russie a subi bien des défaites, elle a perdu des territoires, mais elle n’était aucunement vaincue. Le pays avait connu des conflits plus pénibles. En 1812, Napoléon n’était-il pas à Moscou ? De plus, en 1917, la Russie entre dans une coalition qui est assurée – ce n’est qu’une question de temps – de remporter la victoire sur l’Allemagne. Les États-Unis se préparent activement à prendre part aux combats. À Petrograd, les troubles sont spontanés, inorganisés ; les innombrables groupements révolutionnaires qui œuvrent alors dans la ville, sont pris au dépourvu. Une direction énergique des opérations de police permettrait de rétablir l’ordre. Rien de comparable, en un mot, à la révolte de 1916 à Dublin. Le gouvernement anglais avait alors jugé nécessaire, et moralement soutenable, d’envoyer l’artillerie contre les insurgés irlandais.

Les historiens démontrent de façon convaincante que toutes les conditions étaient réunies en Russie pour une révolution : refus de poursuivre la guerre, désagrégation de la Cour impériale, accroissement du prolétariat et de ses exigences, rigidité de l’ancien régime, faisant obstacle à la jeune bourgeoisie. Nul, toutefois, n’a prouvé que l’autocratie devait s’effondrer sans résistance, en février 1917.

La monarchie disparaît parce qu’elle n’a plus la volonté de se battre. Dans le train impérial, dérouté sur Pskov, une délégation de la Douma vient trouver le tsar. Elle se compose de deux monarchistes, Alexandre Goutchkov, auquel l’impératrice voue une animosité particulière, et Vassili Choulguine.

Nicolas sait déjà que tous les commandants en chef des armées et celui de la flotte de la Baltique se sont prononcés en faveur de son abdication. Seul le corps de cavalerie de la garde, commandé par le khan de Nakhitchevan se dit prêt à mourir pour le souverain. Et quand le docteur Botkine, médecin privé de la famille impériale, déclare qu’Alexis, définitivement malade, ne peut espérer régner, Nicolas II abdique pour lui-même et pour l’héritier, en faveur de son frère, le grand-duc Mikhaïl Alexandrovitch.

Ce dernier renonce à son tour au trône, au profit du Gouvernement provisoire, créé par la Douma.

La maison Romanov est tombée. La Russie devient une république.

CONCLUSION

De l’Empire à l’empire

De même que le christianisme avait différé la chute de l’Empire romain sans le sauver, de même la doctrine marxiste retarda la désagrégation de l’Empire russe – la Troisième Rome –, mais elle fut impuissante à l’empêcher.

Andreï AMALRIK.

En 1969, le jeune historien moscovite Andreï Amalrik écrit un court ouvrage intitulé : L’URSS survivra-t-elle en 1984 ? Sa publication est, bien sûr, impossible en Union soviétique, et l’ouvrage paraît chez un éditeur hollandais. Andreï Amalrik choisit 1984 pour faire mourir l’URSS, en hommage à George Orwell. Les conjectures d’Orwell, puis d’Amalrik, se révèlent prophétiques. L’Union soviétique cessera d’exister en 1991. C’est la chute de l’empire soviétique.

L’Empire de Russie, lui, ne s’effondre pas dès la proclamation de la République. Le Gouvernement provisoire accorde la liberté à la Pologne, mais toutes les autres « marches » accueillent avec joie la disparition du tsar, attendant de la Russie révolutionnaire et républicaine une complète autonomie, l’égalité des droits, le bonheur.

Les sentiments nationaux, la radicalisation des revendications se renforcent et s’accentuent au fur et à mesure que s’affaiblit le pouvoir central. Après la disparition de l’Union soviétique, une expression fera son apparition dans le lexique politique : on parlera d’une « euphorie de souveraineté », pour traduire le désir fébrile de toutes les Républiques, des régions, des districts, parfois des villes, de se transformer en États souverains. La désagrégation de l’Empire de Russie est plus lente, car les idées nationales et républicaines sont plus nouvelles, moins familières. Le processus s’accélère cependant après le début de la guerre civile.

Le Gouvernement provisoire qui fait de la Russie le « pays le plus libre du monde » – ainsi que le souligne Lénine, grand adversaire de la liberté –, se révèle dans l’incapacité de gouverner le pays. Le précepteur de l’héritier, le Suisse Giliard, rapporte que lorsqu’il annonça au tsarévitch Alexis l’abdication de Nicolas II, puis le renoncement de Mikhaïl Alexandrovitch, l’enfant demanda : « S’il n’y a plus de tsar, qui va diriger la Russie ? »

Les volontaires ne manquent pas. Mais il apparaît bien vite qu’il ne suffit pas de vouloir. Le Gouvernement provisoire, qui vire de plus en plus à gauche, est incapable de résoudre le problème majeur : la guerre continue, bien que la « grande récompense » – Tsargrad – ait depuis longtemps cessé d’intéresser l’armée. Libéraux et démocrates se retrouvent prisonniers de « préjugés bourgeois ». Ils sont empêchés de mettre un terme au conflit par la parole donnée aux Alliés, empêchés de régler la question paysanne par la conviction que seule une Assemblée constituante serait susceptible de le faire. Dans le contexte de la guerre, les élections sont longues et difficiles. Quand, enfin, l’Assemblée constituante tient sa première séance, le 5 janvier 1918, il est trop tard. Le 25 octobre 1917 (7 novembre, selon le nouveau calendrier, adopté le 1er janvier 1918), le Parti bolchevik a pris le pouvoir. Au sein de la Constituante, il a 24 % des députés. Mais cela n’a aucune importance, car le parti au pouvoir dissout l’Assemblée dès le premier jour1.

Peu nombreux lors de la prise du pouvoir, jouant un rôle négligeable dans la vie révolutionnaire de la Russie, les bolcheviks disposent cependant d’un atout qui leur permet de l’emporter. Leur parti est dirigé par Vladimir Lénine, qui sait parfaitement ce qu’il veut et est fermement convaincu qu’il peut, à la tête de « la dernière classe à apparaître sur la scène de l’histoire », le prolétariat, construire le paradis sur terre : le socialisme. Cette absolue certitude d’avoir raison, fondée sur la conviction d’incarner l’enseignement de Marx, donc, de détenir la clef de l’avenir, libère le « Guide d’Octobre » de tout « préjugé ».

Les slogans de l’époque – « Pillez les pillards » (Lénine), « Passons d’un bond du règne de la nécessité à celui de la liberté » (Engels) –, ajoutés au bref programme politique des bolcheviks – la paix aux peuples, la terre aux paysans, les fabriques aux ouvriers – anéantissent l’empire. La décision prise par Lénine d’assassiner le tsar et toute sa famille vise à augmenter le chaos, à priver la contre-révolution d’un pôle d’attraction.