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Les habitants des terres russes sont dans le même cas, ce qui revient à dire qu’ils sont moins imposés que les Mongols. Pour préparer la mise en place du système fiscal, on effectue un recensement de la population dans la Rus. C’est déjà chose faite en Chine et en Iran. Alexandre Nevski est chargé d’assurer le bon déroulement de l’opération. En écrasant, à Novgorod, la révolte contre le tribut, il montre une inébranlable fidélité à sa propre politique.

À la capitation vient s’ajouter la redevance en chevaux et chariots, pour la poste impériale qui relie l’immense empire par tout un réseau de relais. Les Tatars mettent en place, afin de collecter l’impôt, une gigantesque organisation politico-militaire. Des représentants du khan, les baskaks, sont envoyés sur tout le territoire de l’empire ; ils ont à leur disposition des détachements de soldats, en grande partie composés d’autochtones. La présence des baskaks garantit que le tribut sera versé à la date prévue. Les révoltes qui éclatent dans les principales villes de la Rus vladimirienne – Rostov, Souzdal, Vladimir, Iaroslavl – sont dirigées contre les usuriers musulmans, les bessermens, auxquels le grand khan Khoubilaï, petit-fils de Gengis et héritier du trône impérial, confie, à bail, la collecte de l’impôt en Russie. Les musulmans abusent de leur pouvoir et enfreignent les normes du système baskak. Transformé en bassourmanine, le mot bessermen désignera, en Russie, les « infidèles », principalement musulmans.

Selon certains historiens, les meurtres d’usuriers-collecteurs de tribut sont organisés à l’initiative d’Alexandre, qui met à profit le conflit apparu entre le khan de la Horde d’Or, Berké, et le gouvernement central20. Alexandre finit par se rendre à Saraï, et la collecte du tribut est confiée aux princes russes. Peu après – mais Alexandre est déjà mort –, le système baskak est aboli. La langue russe a gardé pour toujours des termes financiers d’origine tatare : kazna (trésor), kaznatcheï (trésorier), tamojnia, tamga (douane), kabala (asservissement temporaire pour cause de dettes), kabak (établissement autorisé à vendre des boissons alcoolisées). Sans oublier le mot diengui (l’argent) et la désignation des pièces de monnaie : kopeck, altyne. Le système fiscal mongol devait demeurer des siècles durant en Russie, sans équivalent dans toute l’Europe féodale.

En 1252, Alexandre rentra de Saraï, muni du iarlyk de grand-prince. La chronique rapporte : « Le grand-prince Alexandre s’en revint de chez les Tatars dans sa ville de Vladimir, il fut accueilli près de la Porte d’Or par le métropolite et tous les habitants, on l’installa sur le trône de son père Iaroslav, et ce fut grande liesse dans la ville de Vladimir et sur toute la terre souzdalienne. »

La présence du métropolite n’est pas une simple marque extérieure de respect. Cyrille II, chancelier de Daniel de Galitch, avait été nommé métropolite quand Daniel avait obtenu de la Horde le iarlyk pour Kiev. Cyrille s’était alors rendu chez le patriarche à Nicée, afin d’être confirmé dans ses fonctions ; mais il était rentré à Vladimir, et non à Kiev. Le chef de l’Église orthodoxe russe démontrait ainsi que Kiev n’était plus le centre du pouvoir spirituel. Le siège du métropolite de toute la Russie se déplaçait vers le nord-est, là où régnait le grand-prince de toute la Russie.

En accueillant Alexandre Nevski, Cyrille II exprime sa totale approbation de la politique menée par le grand-prince. L’Église soutient inconditionnellement le choix d’Alexandre, sa tactique de pleine collaboration avec les Tatars. Elle a d’ailleurs à cela de très légitimes raisons. Tout d’abord, les Tatars, nous l’avons dit, ont coutume de montrer une absolue tolérance envers les diverses religions. Ils n’empêchent aucunement la diffusion de l’orthodoxie, ne se mêlent pas de la nomination des dignitaires ecclésiastiques. Bien plus, l’Église se voit dispensée de tout tribut. À l’instar des princes, les métropolites reçoivent des iarlyks, des chartes libérant du tribut et de toute forme d’impôt l’ensemble des monastères et des paroisses. La moindre injure faite à la foi russe est punie de mort. En 1261, le khan Berké, bien que converti à l’islam, autorise la création d’une chaire épiscopale à Saraï. Les orthodoxes installés au cœur de la Horde ont ainsi leurs prêtres ; ces derniers ont également le droit de convertir à la foi russe les habitants de Saraï.

La situation privilégiée de l’Église est assurée par le fait que le métropolite a, comme les princes, directement accès au khan. Il peut ainsi influer sur sa politique : un mot du métropolite est à même de changer la colère du khan en miséricorde, ou l’inverse. Les princes, quant à eux, ont tout intérêt à bénéficier du soutien de l’Église. Dans les églises de Russie, les fidèles prient pour le « tsar libre », ainsi qu’on appelle le khan, lui conférant le titre d’empereur de Byzance, qui, par la suite, sera repris par le grand-prince de Moscou. Recevant le iarlyk du khan, le métropolite est indépendant du prince.

L’Église russe met à profit sa situation pour s’enrichir, se renforcer, mais aussi pour asseoir l’idée de l’unité de la Rus. Elle est l’incarnation de cette unité dans un contexte où, pour reprendre les paroles de Vassili Klioutchevski, seul « le pouvoir du khan donnait un semblant d’unité aux votchinas des princes russes, morcelées et souvent étrangères les unes aux autres21 ». L’historien songe au fractionnement qui continue d’affecter les possessions des princes : après l’invasion des Tatars, le nombre des principautés est multiplié par deux. On en compte dix-huit rien qu’au nord-est de la Russie. Les Tatars ne s’opposent certes pas à ce phénomène, y voyant des possibilités supplémentaires d’intriguer et de s’enrichir au détriment de leurs nombreux solliciteurs ; en même temps, ils préfèrent être représentés en Russie par un prince unique, plus fort. Que ce prince soit soutenu par le métropolite et l’Église, correspond aux intérêts de la politique tatare. Klioutchevski écrit, ironique, que les khans de la Horde n’imposaient pas leurs us et coutumes à la Rus, se contentant du tribut et se repérant même assez mal « dans l’ordre qui y était en vigueur… car il était impossible de déceler un ordre quelconque chez les princes de là-bas ».

Une Église unie est un facteur essentiel pour l’unité de la Rus, car elle est la gardienne de la foi et de la langue qui relient les principautés en guerre. Aussi la défense de la foi et de l’orthodoxie est-elle une tâche primordiale pour l’Église, qui perçoit une terrible menace : la « croisade » anti-orthodoxe menée par l’Occident. Face à ce danger que l’Église juge mortel, les Tatars tolérants se transforment en alliés. Gueorgui Vernadski va jusqu’au bout du raisonnement qui l’amenait à qualifier le khan de « défenseur de la foi orthodoxe » ; il voit dans le rôle historique joué par Alexandre Nevski, la réalisation de deux exploits : « Afin de préserver la liberté religieuse, Alexandre Nevski sacrifia la liberté politique, et ses deux hauts faits – son combat contre l’Occident et son humilité devant l’Orient – eurent comme seule finalité la préservation de l’orthodoxie, source de force morale et politique pour le peuple russe22. »