Les sermons de Sérapion, évêque de Vladimir, sont l’un des sommets de la littérature du XIIIe siècle, et un modèle d’éducation et d’édification des populations, dans le contexte d’une occupation étrangère. Archimandrite du monastère des Grottes, à Kiev, jusqu’en 1274, Sérapion arrive à Vladimir avec le métropolite Cyrille. Il écrit son premier sermon vers 1230, donc avant l’invasion de Batou, et le cinquième quelque quarante ans plus tard. Le premier est plein du pressentiment d’une catastrophe imminente, de l’attente d’un terrible événement qui semble d’autant plus inéluctable au prédicateur que l’absence d’harmonie intérieure ronge la Rus. Et quand le malheur arrive, Sérapion y voit l’expression de la colère divine. Les Tatars ne sont-ils pas le « fléau de Dieu » ? Sérapion brosse des tableaux effroyables : « Notre terre n’est-elle point captive ? Nos cités ne sont-elles point soumises ? Y a-t-il si longtemps que nos pères et nos frères sont tombés, roides, sur notre terre ? Nos femmes, nos enfants ne sont-ils pas emmenés en captivité ? Et ceux qui restent ne sont-ils pas asservis dans l’amère dépendance des infidèles ? Nos souffrances, nos tourments compteront bientôt quarante ans, on exige sans cesse de nous de lourds tributs, la famine règne en maître, les épidémies déciment nos troupeaux, jamais nous ne mangeons à notre faim le pain que nous produisons de nos mains, et les cris et les pleurs dessèchent nos os. » Qui nous a conduits à cela ? demande le prédicateur. Et sa réponse est la suivante : « Notre mécréance et nos péchés, notre désobéissance, notre absence de repentir. » Cela a provoqué la colère de Dieu.
Fustigeant, dans un discours aussi accusateur que pathétique, les péchés et les vices des orthodoxes, Sérapion leur oppose, de la façon la plus inattendue, l’occupant dont il fait un modèle : « Les païens eux-mêmes, qui ignorent la parole de Dieu, ne tuent pas leurs coréligionaires, ils ne pillent ni n’accusent, ne calomnient ni ne volent, ne convoitent pas le bien d’autrui ; il n’est pas un infidèle capable de vendre son frère… or, nous nous tenons pour orthodoxes, baptisés dans le nom de Dieu mais, instruits des commandements divins, nous voici débordants de fausseté, d’envie et sans miséricorde : nous pillons et tuons nos frères, nous les vendons aux païens ; à force de délation et d’envie, nous nous dévorerions les uns les autres si nous le pouvions, mais Dieu veille23 ! »
L’audace de la comparaison, l’opposition de l’indignité orthodoxe à la dignité des « païens », des « infidèles », démontrent la profondeur de la décadence morale qui affecte le peuple subjugué et, a contrario, la force de l’Église, consciente de son rôle de guide spirituel. L’autorité de l’Église est alors, sans conteste, nettement supérieure à celle du pouvoir princier. Et Alexandre Nevski le comprend.
L’auteur de la Vie d’Alexandre Nevski souligne : « […] il aimait prêtres, moines et mendiants, révérait métropolites et évêques qu’il écoutait comme le Christ lui-même24. » Même en considérant que ces propos sont empreints de l’emphase habituelle aux vies de saints, il demeure que la politique du grand-prince à l’égard de l’Église est claire et sans ambiguïté. Si son père, Iaroslav, tenait les évêques pour quantité négligeable et portait ouvertement atteinte aux terres de l’Église, Alexandre, lui, distribue des terres, de l’argent, élargit les droits du tribunal ecclésiastique, comble les églises de dons.
Sergueï Eisenstein projetait de clore son film par la mort d’Alexandre, à son retour de la Horde. Staline, après lecture du scénario, refusa ce triste final par cette phrase en forme d’oukaze : un aussi bon prince ne peut pas mourir. Mais Staline n’avait pas le pouvoir absolu sur le passé : le 14 novembre 1263, Alexandre Nevski, rentrant de son quatrième voyage à Saraï, rend l’âme. « Le soleil s’est éteint sur la terre de Souzdal ! », déclare le métropolite Cyrille dans son éloge funèbre. Le décès du prince, à quarante-trois ans, après un séjour prolongé au cœur de la Horde, ne peut que susciter le soupçon chez ses contemporains, d’autant que son père, ses frères, ses parents éloignés sont morts empoisonnés. Ajoutons qu’en règle générale, les Tatars assassinent les princes russes à la demande instante de leurs frères ou neveux. Le danger ne se trouve donc pas du côté des seuls Tatars. Notant qu’en 1263, Mindaugas, prince de Lituanie, est égorgé, également à l’âge de quarante-trois ans, Lev Goumilev émet l’hypothèse d’une opération effectuée par les « agents allemands25 ». Alexandre et Mindaugas avaient conclu une alliance contre les Chevaliers teutoniques. En conséquence, ces derniers, selon Goumilev, décidèrent de se débarrasser d’eux.
Il n’est pas difficile de tirer le bilan de la vie et de l’action d’Alexandre Nevski, dans la mesure où les historiens russes font montre, à son égard, d’une rare unanimité. Sergueï Soloviev, auteur d’une monumentale Histoire de la Russie depuis les origines, en vingt-neuf volumes, est catégorique : « Le fait d’avoir préservé la terre russe du malheur à l’est, les exploits accomplis pour la foi et la terre à l’ouest, valurent à Alexandre de laisser un souvenir auréolé de gloire en Russie, et firent de lui la plus éminente figure historique de notre histoire ancienne, du Monomaque à Donskoï26. » Cette protection de la Rus contre le fléau tatare et la défense de la foi et de la terre contre l’Occident correspondent aux « deux hauts faits d’Alexandre Nevski », que Gueorgui Vernadski évoquera trois quarts de siècle après Sergueï Soloviev. Les historiens approuvent entièrement l’auteur de la Vie d’Alexandre Nevski, qui relate l’accord auquel le prince russe parvint avec « le tsar Batou », ainsi que ses exploits héroïques dans les combats contre les « Romains » sur la Neva, et les Allemands sur le lac Peïpous. Au nombre des « hauts faits » d’Alexandre, il faut ajouter sa réponse aux ambassadeurs envoyés par le pape « depuis la grande Rome » : « […] nous n’accepterons aucun enseignement de vous. »
L’historien ukrainien Nikolaï Kostomarov complète de quelques traits importants le portrait d’Alexandre : « La fréquentation des Mongols devait être riche d’enseignements pour Alexandre et modifier considérablement ses points de vue. Une extraordinaire cohésion des forces, un effacement complet de l’individu, une endurance extrême – telles furent les qualités qui aidèrent les Mongols à effectuer leurs conquêtes –, qualités absolument contraires à celles des Russes du temps… Dès lors, pour s’accommoder de l’invincible occupant, il ne leur restait qu’à s’approprier ses qualités. Ce fut d’autant plus aisé que les Mongols, qui exigeaient soumission et tribut, s’estimant en droit de vivre au compte des vaincus, ne songeaient pas à exercer une contrainte en ce qui concernait leur foi, ou le sentiment de leur appartenance nationale. Au contraire, ils montraient une certaine tolérance philosophique envers la foi et le mode de vie des peuples vaincus, mais dociles27. » La tolérance des Tatars qui, par l’intermédiaire des gouvernants autochtones, administrent les terres conquises, contribue au renforcement du pouvoir local que seule limite la lointaine présence du khan, mais sur laquelle il s’appuie également.
Le biographe soviétique d’Alexandre Nevski conclut : « Il est le père des princes de Moscou, le fondateur d’une politique de renaissance pour la Russie28. » La place centrale occupée par Alexandre dans l’histoire de la Rus, apparaît de façon particulièrement éloquente dans son arbre généalogique : petit-fils de Vladimir II Monomaque, il est le grand-père du prince de Moscou Ivan Kalita (l’Escarcelle). Mais l’importance politique du vainqueur des Suédois et des Chevaliers teutoniques, frère adoptif du khan, va bien au-delà. En lui, se fondent l’idée byzantine du Monomaque et celle, mongole, de Gengis. Réagissant avec promptitude et audace aux circonstances, ne dédaignant aucun moyen, se portant contre ses frères et son fils s’ils s’opposent à sa politique, Alexandre met à profit et adapte l’expérience de deux grands empires, byzantin et tataro-mongol. L’idée politique russe naît alors, et l’on voit se dessiner les constantes de la politique russe pour l’avenir.