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En 1931, Staline fait une première démonstration de manipulation du passé, en présentant la Russie comme une malheureuse victime : « L’histoire de la Russie des origines se résume à une succession de coups, subis à cause de son arriération. Il y eut ceux des khans mongols, des beks türks, des féodaux suédois, des pans polono-lituaniens, des capitalistes anglo-français, des barons japonais. Et la raison, chaque fois, en fut son arriération. » Ce tableau de l’histoire de Russie en forme d’épitaphe est nécessaire au temps du premier plan quinquennal, pour souligner l’urgence d’un bond en avant et de la transformation du pays en puissance industrielle.

Quelques années passent et le « Petit Père des Peuples » modifie sa vision des choses. Voulant utiliser le nationalisme russe pour consolider le régime, il transforme le passé. La lutte des classes cesse d’être le grand moteur d’évolution, comme l’enseignaient les marxistes ; lui succède l’édification d’un État fort, dont les frontières ne cessent de s’élargir. Approuvé en 1936, le nouveau manuel d’histoire de l’URSS à l’intention des écoliers soviétiques s’ouvre sur la description de l’État d’Ourartou, situé aux environs du lac de Van, en Transcaucasie, au IXe siècle avant notre ère. Pourquoi cet État ? Parce qu’il fut la première formation étatique sur le territoire de la future puissance socialiste.

Au fur et à mesure que s’accroît la tension en Europe dans la seconde moitié des années trente, le passé de la Russie se met à changer, comme au travers d’un kaléidoscope : de nouveaux ennemis sont désignés, les anciens étant temporairement amnistiés. L’histoire de la Russie est présentée, non plus comme une longue chaîne de défaites, mais comme une succession de victoires, à l’est, à l’ouest, au nord, plus brillantes les unes que les autres. Staline donne les directives. Les historiens soviétiques s’en saisissent, les développent, expliquent. Ossip Mandelstam devait noter, non sans orgueil, qu’en Union soviétique, la poésie était considérée avec le plus grand sérieux, puisqu’on tuait même les poètes. Il évoquait ainsi les assassinats perpétrés par l’État pour des vers qui n’avaient pas eu l’heur de plaire au maître du pays. La poésie n’est cependant pas le seul domaine considéré avec un sérieux extrême : on tue, on punit de prison ou de camp toute interprétation erronée (entendre : non conforme aux directives du moment) du passé, du présent et de l’avenir.

Les polémiques sur le passé ne sont pas l’apanage de l’Union soviétique mais elles y prennent le caractère particulier d’un combat pour la « vérité » ; une vérité obligatoire pour tous, avant qu’elle ne change une nouvelle fois, sur ordre d’en haut. Les discussions sur l’origine du mot Rus1 et le rôle des Normands dans sa formation, sur l’auteur du Dit de l’ost d’Igor dont nous reparlerons, ou l’action plus ou moins progressiste d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, sont autant d’affaires d’État permettant de mesurer l’attachement de chacun au socialisme. Le résultat est que les historiens réfutent bien souvent ce qu’ils prônaient la veille. En 1939, l’un des médiévistes soviétiques les plus réputés, l’académicien Boris Grekov, a, pour la Chronique du temps jadis, première chronique russe, écrite au XIIe siècle, et principale source d’information sur les débuts de la Russie kiévienne, ce jugement peu amène : « Indubitablement, le chroniqueur, représentant d’une classe, a son propre point de vue et poursuit certains buts politiques. Aussi notre attitude envers la chronique en tant que source historique doit-elle être doublement prudente2. » Quelques années plus tard, en 1943, Boris Grekov déclare : « La Chronique du temps jadis est l’une de ces créations du génie humain appelées à susciter un intérêt constant tout au long des siècles… C’est pour nous une source unique, le récit, pas toujours exhaustif mais… authentique et riche, de l’histoire de la Rus dans sa période initiale3… »

L’effondrement, au début des années quatre-vingt-dix, de l’Union soviétique née sur les ruines de l’Empire russe modifie une nouvelle fois le point de vue sur le passé de la Russie. Il peut être envisagé aujourd’hui comme l’histoire de la naissance, de l’essor, de la grandeur et du déclin de l’empire. La notion d’empire, État dirigé par un monarque absolu et englobant des peuples conquis ou ralliés, permet de retrouver l’idée qui sous-tend la politique extérieure et intérieure du pays, son organisation sociale, ses mœurs. Le Dictionnaire raisonné de la langue russe de Vladimir Dahl définit l’empire comme un « État dont le maître est élevé à la dignité d’empereur, de souverain suprême au pouvoir sans limite4 ».

Formellement, l’Empire de Russie naît en 1721, lorsque Pierre le Grand, vainqueur de la Guerre du Nord, se déclare empereur. Mais dès le XVe siècle, après la chute de Constantinople, Moscou caresse le rêve de s’en faire l’héritière. Une idée qui, cent ans plus tard, s’exprimera dans la fameuse formule : « Deux Rome sont tombées, la troisième est solide et il n’en sera point de quatrième. » En 1547, Ivan IV le Terrible prend le titre de « tsar de toute la Russie ». Le tsar (transformation du César latin) se déclare l’héritier de l’Empire romain, après la disparition de Byzance. Mais au temps du joug mongol en Russie, c’était le khan tatar qui portait le nom de tsar. Ivan se veut donc également l’héritier de la Horde d’Or.

La célébration de la puissance étatique caractérise de nombreux historiens russes. Historien ukrainien, professeur à l’université de Pétersbourg, Nikolaï Kostomarov (1817-1885) exprime, au milieu du XIXe siècle, son espoir de voir bientôt le temps « où il sera aussi effarant de trouver chez un historien un éloge de la contrainte, fût-elle employée et appliquée aux fins d’unification et de renforcement de l’État, qu’il serait invraisemblable d’entendre approuver aujourd’hui, du haut d’une chaire, les tortures et les bûchers de l’Inquisition, dont l’existence était pourtant justifiée par une visée suprême – unifier la foi – et l’intention on ne peut plus louable de sauver massivement les âmes des feux de l’enfer dans l’au-delà5 ». Si les historiens russes n’ont pas chanté en chœur la contrainte employée pour créer l’empire, tous jugent cependant naturel le processus visant à son extension. Ainsi l’Histoire russe de Vassili Klioutchevski (1841-1911), qui servira à l’instruction de plusieurs générations, ne fait-elle pas la moindre allusion à la politique coloniale de la Russie.

Deux raisons fondent cette attitude. En premier lieu, la tendance très compréhensible à élargir les frontières jusqu’à des limites naturelles (montagnes, océans). L’État russe déferle comme un rouleau compresseur à travers une gigantesque plaine, apportant civilisation et culture. La seconde raison est l’existence d’un puissant empire dont les historiens étudient le passé, à partir du présent qu’ils vivent. Et, motif supplémentaire de louer un pays auréolé de victoires, le puissant État pour lequel des générations ont œuvré devient, avec une intensité inconnue de la science pré-révolutionnaire, un objet de culte pour les historiens soviétiques. En 1946, l’académicien Evgueni Tarlé s’écrie, enthousiaste : « L’homme qui, pour notre bonheur, dirige notre Patrie, possède, parmi ses nombreux dons, celui de distinguer les mérites de ceux qui ont fidèlement servi le peuple. La génération stalinienne sait bien ce qu’est l’histoire de la Russie, l’amour de la Russie6. »