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Vassili Klioutchevski relève, dans la Chronique de Nestor, deux faits qui lui semblent marquer le tout début de l’histoire russe. Le premier est la création, au VIe siècle dans les Carpates, d’une grande union militaire des tribus slaves, sous le commandement du prince des Doulèbes. Il s’agit de la première tentative pour réunir les Slaves de l’Est, effectuée à l’occasion de conflits avec Byzance. Le second facteur est l’établissement des Slaves de l’Est dans une plaine dépourvue de frontières naturelles et divisée en deux parties : une zone de forêts au nord, une de steppes au sud. Les nouveaux arrivants s’installent essentiellement dans la bande forestière.

Le Dniepr devient le grand axe des terres occupées par les Slaves de l’Est, la voie royale, un axe économique vital. Pour Hérodote, il est, après le Nil, le fleuve le plus productif non seulement en Scythie, mais dans l’ensemble du monde. L’historien grec loue les splendides pâtures qui bordent ses rives, la pureté et l’exceptionnelle saveur de ses eaux, l’abondance de ses poissons, la présence de gisements de sels. Il évoque les possibilités offertes par le fleuve qui, avec ses affluents, relie la Baltique à la mer Noire. Cette voie commerciale est utilisée par les innombrables colonies grecques apparues, bien des siècles avant notre ère, sur la côte septentrionale de la mer Noire et la côte orientale de la mer d’Azov : Olbia, Cherson, Théodossia, Phanagoria et d’autres…

La phrase la plus célèbre de la Chronique du temps jadis reste d’actualité mille ans plus tard. Elle suscite encore des polémiques acerbes. Les uns mettent en doute son authenticité, y voyant un ajout tardif, et malintentionné. En l’an 862, lit-on, les Slaves, après s’être libérés des Varègues qui exigeaient d’eux un tribut, se prirent de querelle ; des guerres intestines éclatèrent, ils commencèrent à se battre entre eux. Les habitants de la terre de Novgorod décidèrent alors d’envoyer une députation à un prince étranger, avec cette prière : « Notre pays est vaste et riche, mais le désordre y règne… Venez et gouvernez-nous. »

Les émissaires de Novgorod prirent la mer pour se rendre chez les Varègues, en Scandinavie. Trois frères – Rurik, Sinéous et Trouvor –, accompagnés de leurs droujinas (les trustes françaises), répondirent à l’invite. L’aîné, Rurik, devint prince de Novgorod : la dynastie des Rurik allait régner, à Kiev puis à Moscou, durant des centaines d’années pour ne s’éteindre qu’au XVIe siècle. Les deux frères de Rurik eurent aussi leurs principautés, et Askold, un des membres de sa droujina, devint prince de Kiev.

L’histoire de « l’invite aux Normands », relatée dans la Chronique du temps jadis, est l’un des épisodes les plus contestés de l’histoire russe à ses commencements. Il permet, selon l’attitude adoptée à cet égard, de mesurer le degré de « patriotisme » des Russes. Les tenants de la thèse « normande » et les « antinormands » apparaissent le 6 septembre 1749, date à laquelle l’historiographe officiel, Gerhard Friedrich Miller, membre de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, prononce son rapport annuel. Un rapport consacré, cette année-là, aux origines du peuple russe et de son nom. Se fondant sur les travaux de son prédécesseur, Theophile Siegfried Bayer, l’académicien Miller expose une théorie selon laquelle la Russie kiévienne aurait été créée par les Normands. Les cris d’indignation de l’assistance lui permettent à peine de développer son idée. Un autre académicien, N. Popov, astronome, déclare que le rapporteur « déshonore notre peuple ». La querelle est portée devant l’impératrice Élisabeth Petrovna (1741-1762) qui nomme une commission d’enquête. Parmi ses membres, on trouve le célèbre savant russe Mikhaïl Vassilievitch Lomonossov. Son opinion est claire : le point de vue des Allemands a « la noirceur de la nuit », les travaux de Miller nuisent aux intérêts et à la gloire de l’empire. Les publications de l’académicien par qui le scandale est arrivé sont confisquées et détruites, interdiction lui est signifiée de travailler sur l’histoire russe antique.

La querelle continue de faire rage aux XIXe et XXe siècles. S’appuyant tous sur les mêmes sources, « pro » et « antinormands » dénichent les arguments les plus convaincants en faveur de leurs thèses respectives. La dispute est attisée par les sentiments patriotiques des adversaires de la théorie « normande ». Dans les années trente, les historiens soviétiques reçoivent l’injonction de tenir les positions « antinormandes » pour seules justes, donc scientifiques. Au plus fort de la guerre contre l’Allemagne, l’académicien Boris Grekov réfute, comme antipatriotique, la théorie de « l’invite faite aux Varègues », dans un article publié par Le Bolchevik, organe du Comité central du Parti, où il affirme qu’un État russe puissant et hautement développé existait dès le VIe siècle. La mort de Staline ne change en rien le point de vue soviétique officiel sur l’histoire russe ancienne. En 1963, Andreï Amalrik est exclu de l’université de Moscou pour un mémoire intitulé : Les Normands et la Russie kiévienne. En 1978, commentant la Chronique du temps jadis, l’académicien D. Likhatchev souligne : « La légende de Rurik, Sinéous et Trouvor, venus d’au-delà des mers… est pure invention, élucubration du chroniqueur, hypothèse absolument personnelle, dont il est grand temps de ne plus tenir compte1. »

Il faut avouer que le récit de cet événement est, sous la plume du chroniqueur, extraordinairement confus. Les émissaires de Novgorod sont envoyés, selon Nestor, « au-delà des mers », ce qui n’est guère précis. Viennent ensuite quelques éclaircissements : « Et ils s’en furent chez les Varègues, chez les Rus. Ces Varègues-là portaient le nom de Rus, comme d’autres celui de Suédois, de Normands et d’Angles… » Cette précision suscite une série de questions, dont celle-ci, essentielle : a-t-on convié des étrangers à venir régner, ou non ? Et si oui, qui ? Pourquoi Nestor fait-il des mots Varègues et Rus des synonymes ? En d’autres termes, d’où le mot Rus tire-t-il son origine ? D’où vient le nom du premier État russe ? Et, question subsidiaire : quels rapports y a-t-il entre les Slaves et les Rus ? Nestor répond, cependant : « Quant au peuple slave et au russe, ils ne font qu’un, tenant des Varègues le nom de Rus, alors qu’ils s’appelaient auparavant les Slaves. » Les « antinormands » rejettent catégoriquement cette assimilation des Varègues aux Rus.

On tente aujourd’hui encore de percer ces énigmes historiques. De nouvelles hypothèses et théories se font jour. Des recherches sont entreprises du côté des tribus slaves qui peuplaient les bords de la Baltique et pourraient donner la clef du mystère car, que les Varègues aient été ou non appelés à la rescousse, elles étaient incontestablement d’origine slave. Sur l’île de Rügen dans la Baltique, vit, à compter du VIe siècle, une tribu slave que les chroniques allemandes baptisent du nom de Rus, Russiny. L’on peut donc supposer que des Slaves-Rus s’en vinrent à Novgorod. Mais leur droujina (leur truste) comptait aussi des Vikings. Établis à Novgorod et aux environs, ils descendirent le Dniepr et fondèrent l’État kiévien. Omeljan Pritsak, Américain d’origine ukrainienne, professeur à l’université de Harvard, propose, lui, une théorie beaucoup plus inattendue. Se fondant sur des sources arabes, grecques et latines des VIe-VIIIe siècles, l’historien découvre des Rus dans la Gaule romaine, aux environs de la ville de Rodez qui, au VIIIe siècle, portait le nom latin de Rutenicis, Rusi en français2. Arnold Toynbee fait dériver quant à lui le mot Rus du suédois Rodher : « le rameur ».