Les recherches effectuées sur l’histoire de la Vieille Russie, sans fournir de réponse définitive – ce qui semble impossible – aux questions soulevées par ce lointain passé, ont le mérite d’élargir notre connaissance du temps jadis, à condition de ne pas prétendre à la vérité absolue. On sait bien que la vérité ne naît pas de la dispute. Les querelles sur l’origine de l’État et du peuple russes ne touchent toutefois pas un fait unanimement reconnu : au IXe siècle, la Rus entre dans l’histoire. Les chroniqueurs, mémorialistes et voyageurs de l’époque ne se bornent plus à mentionner les tribus slaves, ils relatent des événements dont les acteurs sont les habitants de l’espace situé entre la Baltique et la mer Noire. Les chroniqueurs retiennent en particulier que, le 18 juin 860, les Russes assiègent, avec vingt bateaux, la capitale byzantine : Constantinople. Dévastant ses environs, ils lèvent le siège, le 24 juin, aussi subitement qu’ils étaient venus, et s’en repartent.
Il y a dans le surgissement de la Rus dans l’histoire écrite de cette époque une logique que l’on peut qualifier, en recourant à un terme beaucoup plus tardif, de « géopolitique ». La naissance, au milieu du VIIe siècle, d’un empire arabe musulman coupe la Méditerranée en deux : une partie méridionale musulmane, une partie septentrionale chrétienne. Élargissant les limites de leurs possessions territoriales, les Arabes, à compter du IXe siècle, font de la Méditerranée leur domaine, désormais fermé au commerce occidental. Les marchands se tournent alors vers le nord. De nouvelles voies commerciales s’ouvrent, par la mer du Nord, le Rhin, la Baltique. De la Baltique, les Normands – les Varègues, comme dit la chronique – descendent jusqu’à la mer Noire. La Chronique du temps jadis donne une description minutieuse de la « route menant des Varègues aux Grecs », et retour : on descend le Dniepr, puis on tire les barques (les ladias russes, ou monoxyles en grec) jusqu’à la Lovat d’où l’on gagne le Volkhov, la Neva, la « mer des Varègues » (la Baltique) ; de là, on se rend à Rome, et de Rome à Constantinople ; vient alors la mer Noire, et de nouveau le Dniepr.
La voie commerciale dont le Dniepr est l’épine dorsale, réunit toute la plaine russe en un seul système, ouvrant l’accès au nord-est vers la Baltique, au sud-ouest vers les bassins de la Volga et du Don, la Caspienne, la mer d’Azov et la mer Noire. Elle conduit également de la bande forestière à la zone des steppes. Le long de la voie « des Varègues aux Grecs », les haltes des caravanes se transforment en comptoirs fortifiés, puis en villes. Le nombre élevé de ces villes – la chronique de Nestor ne cite que les plus importantes : Kiev, Pereïaslavl, Tchernigov, Smolensk, Lioubetch, Novgorod, Rostov, Polotsk – témoigne de la vitalité, et de la rentabilité, du négoce. M. Tikhomirov établit une liste de deux cent trente-huit villes, qui, selon certains historiens, ne serait pas complète. Capitale du premier État russe, Kiev y occupe une place particulière. La chronique situe en 862 la fondation de cette « mère des villes russes ».
3 Les voisins : les Khazars, Byzance et les autres
Bornes et frontières – querelles et guerres.
Dicton russe.
La chronique des origines qui relate, au début du XIIe siècle, des événements vieux de deux cents ans, divise le monde tel qu’elle le connaît en trois groupes de population : le « peuple slave », les « gens d’ailleurs », les « étrangers ». La partie consacrée aux Slaves est assez obscure, on y perçoit difficilement le point où s’arrêtent les Slaves et où commence la Rus, et quelle place y occupent les Varègues. Si une série d’historiens, nous l’avons vu, réfutent ce passage de la Chronique, y voyant un ajout plus tardif, d’autres s’efforcent de sonder les pensées du chroniqueur. L’historien polonais A. Brückner en vient, pour sa part, à la conclusion que « celui qui donnera une juste définition du mot Rus, trouvera la clef de l’histoire russe ancienne1 ». Laissant de côté la querelle des « origines », on peut admettre que pour Nestor, la parenté des tribus slaves était évidente. Même si, là encore, le chroniqueur fait remarquer que les « Novgorodiens… sont gens de souche varègue, alors qu’avant ils étaient slaves ». Plus tard, relatant l’histoire de la Russie kiévienne, il notera une « slavisation » des Varègues. En tout état de cause, il connaît avec certitude « ceux qui sont proches », « des nôtres ». Les « gens d’ailleurs » sont, dans sa terminologie, les tribus finnoises établies sur les rives de la Baltique et dans le bassin de la Volga. Leur colonisation par les Slaves s’effectue dans l’ensemble pacifiquement, du VIIe siècle au début du IXe siècle. Les « étrangers », eux, sont les voisins hostiles auxquels se heurtent les Slaves dans leur progression à travers la plaine.
Les témoignages des rares voyageurs qui parcourent la région brossent le tableau d’un pays de marécages et de forêts, dont les habitants sont chasseurs, pêcheurs, apiculteurs et laboureurs. En même temps, les hôtes « venus d’ailleurs » notent l’existence d’un grand nombre de cités. « C’est le pays des villes », écrivent-ils. On ne saurait trouver meilleure preuve d’une activité commerciale florissante. La chronique de Nestor nous apprend qu’« en l’an 6367 (859), les Varègues d’au-delà des mers prélevaient le tribut sur les Tchoudes, les Slaves, les Mériens et tous les Krivitchs, cependant que les Khazars le prélevaient sur les Polianes, les Severianes et les Viatitchs… ». Pour le chroniqueur, les tribus finno-slaves sont « des nôtres », tandis que Varègues et Khazars sont les ennemis. Ajoutons que les Varègues se trouvent au début de la voie commerciale, sur la Baltique, et les Khazars à l’autre bout, occupant les steppes menant à la mer Noire, donc à Byzance.
La nature des relations entre les Varègues et les populations locales change au fur et à mesure que les guerriers scandinaves (invités ou venus de leur propre chef) cessent de se limiter à des raids épisodiques pour prélever le tribut et s’implanter solidement sur les territoires conquis. Les villes fortifiées, comptoirs de la voie commerciale, deviennent les capitales de principautés. Mille ans plus tard, Nikolaï Karamzine, auteur de la première histoire de Russie en plusieurs volumes (1808-1824), évoquera cette « fameuse génération varègue à laquelle la Russie est redevable de son existence, de son nom et de sa grandeur… ». Il en ira tout autrement avec les Khazars.
Comme nombre de leurs prédécesseurs türks, les Khazars surgissent dans les steppes de la Russie méridionale, depuis les profondeurs de l’Asie. Pour les philologues, la racine de leur nom, kaz, est synonyme de « nomade ». On la retrouve dans le nom des Cosaques, ou celui des Kazakhs. On ignore à quel moment exactement les Khazars font leur apparition en Europe. Mais leur État, dont le centre est situé dans le Nord-Caucase, gagne en importance politique durant le VIe siècle. Au milieu du siècle suivant, tandis que les Türks de l’Ouest s’affaiblissent, puis au VIIIe siècle, la puissance khazare atteint à son apogée. Les Khazars détiennent les bassins de la Caspienne et de la mer Noire, ils stoppent, dans le Caucase, l’invasion arabe. L’État khazar se trouve au cœur du commerce international. Selon le témoignage des contemporains, le sceau d’or sur les missives adressées au kagan khazar par la chancellerie impériale de Byzance, est plus lourd que celui frappé sur les messages envoyés au pape, ou à l’empereur d’Occident. Malgré l’interdiction formelle faite aux empereurs byzantins de prendre pour femmes des princesses barbares, les filles du souverain khazar monteront fréquemment sur le trône de Constantinople. C’est ainsi qu’en mémoire de sa mère, l’empereur Léon IV fut surnommé « le Khazar ».