Depuis un siècle et demi, les écoliers de Russie apprennent le mot « khazar » en même temps que le poème de Pouchkine intitulé La Chanson d’Oleg le Très-Sage (1822). Le poète y évoque l’un des premiers princes russes, Oleg, alors qu’il s’apprête à châtier « le Khazar insensé » : en punition d’un de ses « pillages barbares », le prince a décidé d’incendier les villages et les terres de l’ennemi. Un comportement considéré, à l’époque, comme normal de part et d’autre. Les historiens russes ne nourrissent aucune animosité particulière envers les Khazars, n’ayant visiblement pas de raisons à cela. Vassili Klioutchevski note : « Le joug khazar ne fut ni trop dur ni trop terrible pour les Slaves du Dniepr. Au contraire, ne privant les Slaves de l’Est de leur indépendance extérieure, il leur offrit d’importants avantages économiques. Dès lors, pour les populations du Dniepr qui payaient docilement le tribut, les voies fluviales de la steppe étaient ouvertes, menant aux marchés de la mer Noire et de la Caspienne2. » Le médiéviste I. Gotié rapporte : « Une bienveillante attitude à l’égard des peuples soumis et la tolérance religieuse permirent aux Khazars de créer et de préserver quatre siècles durant un grand État qui, de la Crimée au Iaïk (le fleuve Oural), ne connaissait pas de frontières naturelles. Leur meilleure arme de défense fut la Pax khazarica qui régnait, en ce temps, de la mer Caspienne à l’embouchure du Dniepr, des monts Caucase aux forêts de Russie centrale3. »
Les relations avec les Khazars (ou plutôt l’attitude à leur égard) commencent à se gâter à la fin des années quarante du XXe siècle. La politique stalinienne d’après-guerre, visant à l’isolement complet du pays, se fonde sur une idéologie d’un nationalisme extrême, dont les mots d’ordre sont l’affirmation de la suprématie russe, la lutte contre « l’admiration béate de l’étranger » et le cosmopolitisme (autrement dit, contre les influences juives). L’État khazar est l’exemple rêvé pour une juste réinterprétation du passé et, par là même, du présent. Au VIIIe siècle, en effet, le prince khazar Bulan et sa cour se convertissent au judaïsme. Rejetant l’islam venu des Arabes et le christianisme, religion de Byzance, le kagan opte pour une religion « neutre ».
Cet événement qui, des siècles durant, ne devait intéresser que les historiens, devient, entre les mains des idéologues soviétiques, une arme d’éducation du peuple. En janvier 1952, la Pravda publie un article traînant dans la boue les travaux du professeur M. Artamonov, éminent spécialiste de l’histoire russe ancienne, auteur d’Essais sur l’histoire des Khazars parus en 1936. Les idées avancées par Artamonov, qui soulignait en particulier l’influence des Khazars sur la Russie kiévienne, n’avaient pas, alors, spécialement attiré l’attention des autorités. Quinze ans plus tard, la situation a changé. Le professeur Artamonov, qui prépare une réédition de son livre, est accusé de minimiser l’importance de la culture russe ancienne, de falsifier l’histoire, d’idéaliser l’État khazar. La Pravda décrète : « Le kaganat khazar, conglomérat de tribus primitives, n’a eu aucun rôle positif dans la création de l’État des Slaves d’Orient. » Remaniée, l’Histoire des Khazars du professeur Artamonov ne paraîtra qu’en 1962. Les traces de l’intervention de l’organe du Parti y seront patentes, ne fût-ce que dans l’apparition d’expressions telles que « classe parasite de coloration juive », ou « judaïsme militant ».
1989 voit la publication d’un ouvrage monumental de Lev Goumilev, intitulé : La Russie ancienne et la Grande Steppe. Historien et ethnologue, l’auteur adopte un angle de vue tout à fait particulier : « L’étude de la Rus des origines, comme une histoire des relations russo-khazares4… » L’État khazar est pour lui le premier lieu de rencontre de deux ethnos voués, par la suite, à se combattre des siècles durant : les Juifs et les Slaves (Russes), incarnant, selon Goumilev, le mal et le bien, le malsain et le sain. « Le drame de l’ethnos khazar », écrit-il, vient de ce que ce peuple « s’est montré, en matière de religion, d’une tolérance confinant à la plus complète indifférenciation5 ». Cette « indifférenciation » devait atteindre un degré tel que leur kagan se convertit au judaïsme, ce qui, un siècle plus tard, allait mener l’État khazar à sa perte. Un coup fatal lui fut d’ailleurs porté par Sviatoslav, prince de Kiev, qui, en 965, mit à sac la ville d’Itil, capitale de Khazarie.
Les griefs de Lev Goumilev envers l’État khazar sont multiples : ce dernier a eu le tort, à ses yeux, de subjuguer les tribus slaves et de leur réclamer un tribut, mais aussi d’être une « puissance marchande », autrement dit d’accorder une attention particulière au commerce extérieur – surtout celui des esclaves –, donc d’être soumis à l’influence de l’Occident. Toutefois, le reproche principal – de fait, une accusation – est le judaïsme professé au sommet de l’État. Les peuples des steppes de l’Eurasie ignorant, alors, la notion de religion d’État, le choix du kagan ou du khan ne s’étendait pas forcément à l’ensemble de la tribu, libre d’opter pour d’autres confessions. Et Goumilev souligne qu’on trouvait aussi, dans la population khazare, des chrétiens, des musulmans et des païens, opprimés par les « maîtres juifs d’Itil. »
Le judaïsme vient aux Khazars par des marchands rahdonites, ceux qui, en langue persane, « connaissent les routes ». La situation internationale au milieu du VIIIe siècle explique pourquoi les juifs furent les premiers marchands à trouver le chemin de l’Europe orientale. À compter de la moitié du VIIe siècle, musulmans et chrétiens se livrent une guerre incessante. Considérés comme neutres par les parties en conflit, les anciens citoyens de l’Empire romain d’origine hébraïque peuvent voyager, dans des conditions de relative sécurité, de Marseille en Afrique du Nord, puis vers Constantinople d’où ils gagnent la capitale khazare. Leur « marchandise » principale est constituée par les esclaves, un négoce que Lev Goumilev qualifie de « répugnant ». Loin de nous l’idée de penser le contraire. Mais l’historien n’apprécie pas non plus que les rahdonites se livrent au commerce d’objets de luxe. « Traduit dans le langage du XXe siècle, écrit-il, ce négoce est l’équivalent du trafic de devises et de la vente des stupéfiants6. » On se demandera toutefois s’il convient de considérer le passé, en le « traduisant dans le langage du XXe siècle ». Au VIIIe siècle, le commerce des esclaves est une profession éminemment respectable, de même que celui des objets de luxe ou, pour le XXe siècle, ces opérations de change qui suscitent tant de répulsion chez l’auteur de La Russie ancienne et la Grande Steppe.
La projection de nos concepts – ou de nos phobies – sur le passé, la transformation d’anachronismes en armes de conditionnement idéologique donnent parfois de curieux résultats. Développant sa conception des origines de la Russie, Omeljan Pritsak utilise le témoignage d’un auteur arabe du IXe siècle, Ibn Khurdadhbah, chef des services de renseignement des califes abbassides. Tous les historiens russes le mentionnent, car il est le premier à évoquer l’existence des Rus. Toutefois, citant l’écrivain arabe selon lequel les marchands russes « transportent des peaux d’écureuil, de renard gris-brun et des glaives, depuis les limites extrêmes du territoire slave jusqu’au Pont-Euxin7 », les historiens russes se gardent de rappeler qu’il mentionnait aussi le commerce des esclaves. Omeljan Pritsak, lui, donne une information complète : Ibn Khurdadhbah évoque deux compagnies de négoce international, se livrant au trafic d’esclaves ; l’une est constituée de juifs rahdonites, l’autre de Rus non juifs. Les rahdonites, en outre, sont particulièrement actifs dans les années 750-830 ; les Rus leur succèdent et les dépassent par l’instauration d’une voie commerciale depuis la Baltique : la fameuse route « des Varègues aux Grecs8 ».