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Pour effacer tout — à moins que ce ne soit pour se souvenir de tout, jusqu’à la douleur, jusqu’au nerf —, Ujine refait en sens inverse les chemins qu’elle a parcourus. Les halls des hôtels, des cinémas, les bars, l’église, les marches de la bibliothèque centrale, l’entrée du magasin Daimaru. Tous ces lieux que ses pas ont martelés, ces monuments que l’expectation avait rendus magiques, glorieux, magnifiques, brillants de néons, décorés de marbre ou d’acier, ou bien angoissants, sinistres, solitaires, arches de pont, quais de gare, bouches de métro, terrains vagues.

Que reste-t-il ? Rien, pas même l’amertume. Cette amertume que recherche Samuel, qu’il donne en exemple. Les deux pôles de l’existence selon Samuel : l’ennui, l’amertume. Elle s’en souvient, au début, elle avait répondu : « C’est curieux, moi je ne m’ennuie jamais. » Samuel avait haussé les épaules. « Je ne suis pas en train de te parler d’ennui comme tu dirais je me fais chier. » Il avait montré le café, les miroirs tachés sur les murs, les gens attablés, sa tasse pleine de liquide noir. C’était un café souterrain, installé sous les escaliers du métro, un nom bizarre, inventé, La Crêpe Michèle. « Non, je te parle de ça, tu comprends. Tout ça. » Elle avait commencé à comprendre que c’était une angoisse, une insatisfaction, elle avait senti ce qui était incomplet et qui lui serrait le cœur, comme si jusqu’alors elle n’avait jamais voulu le voir. Plus tard, dans son errance, dans sa folie, les mots de Samuel étaient revenus : « Tout ça. » L’amertume, le vide. Le goût de l’expresso. Les gens qui attendent, le vertige. Ce qui ne s’accomplira pas, ne s’accomplira jamais. Tout ça. Les leçons de vie.

Pour en sortir, la vindicte. C’est Rita, ou Micha, quelqu’un qui lui a apporté la solution. Un jour qu’elle se risquait à se raconter, à mots couverts, en parlant d’elle-même comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre : « Qu’est-ce que tu dirais de quelqu’un qui te demanderait de le joindre à un numéro de téléphone, et, quand tu veux appeler, le téléphone est occupé pendant une demi-heure et, quand enfin la communication passe, ça ne répond plus ? » Et la réponse, évidente : « Je dirais que le type qui s’amuse à des choses comme ça est un malade mental, et je m’en irais le plus loin possible. » C’était donc ça. Tout bonnement, un malade, Ujine a été la proie d’un malade. Elle en est devenue un peu malade à son tour.

Pour guérir, Ujine a refait en sens inverse la dernière marche, cette nuit folle où elle a failli mourir. Ses pieds l’ont guidée jusqu’au train, vers l’aéroport. Le temps a passé, l’enfant commence à vraiment exister, il n’est plus seulement une idée. Il appuie sur l’estomac, sur la vessie. Dans les toilettes de la gare, Ujine a vomi dans le lavabo. Dans le miroir, derrière son image blafarde, une femme la regarde. « Excusez-moi. » Ujine a des larmes dans les yeux. La femme s’est approchée. « C’est votre premier ? » Ujine a fait oui de la tête, elle sent une honte injustifiée. « Vous verrez, dans deux mois ça ira mieux, vous aurez même la pêche. » Elle tend un mouchoir en papier. D’ordinaire, Ujine déteste la commisération. Pourtant ici, dans la solitude des toilettes de la gare, cela lui fait du bien. Elle murmure un : « Merci » mal assuré, et elle sort sur les quais balayés par le vent froid. Elle décide de ne pas aller jusqu’à l’aérogare. Maintenant, elle en est sûre, Samuel n’est jamais parti en voyage, peut-être même qu’elle a tout inventé. Elle traverse le parking, elle marche jusqu’à l’hôtel. C’est la fin de l’après-midi, l’équipe de nuit n’a pas encore pris son service. À la réception, une jeune femme la regarde avec méfiance. Avec son teint mâché, ses yeux cernés, son manteau informe (rien encore à dissimuler, mais l’envie de s’habiller large, d’enrober ses formes), Ujine ne ressemble plus du tout à une hôtesse de l’air, une de ces hôtesses que Samuel ramenait ici.

« Est-ce que je pourrais voir une chambre ? » En posant la question, elle n’y croit pas. La pimbêche la regarde avec ironie. « Désolée, je n’ai pas le droit de faire visiter, d’ailleurs il n’y a pas de chambre disponible, vous pouvez toujours consulter notre site Internet. » Elle ment, Ujine a vu que seules trois ou quatre chambres ont leurs rideaux ouverts. Ujine revoit sa nuit sur le toit, c’est comme si tout cela était arrivé autrefois, à quelqu’un d’autre. Quelque chose tremble encore en elle, ce ne sont pas les genoux ni les chevilles. C’est dans la zone de mémoire qui se trouve en arrière de sa nuque, entre les omoplates. Elle sent la sueur qui mouille le creux de ses mains, elle s’essuie nerveusement sur son manteau. La jeune femme de la réception est carrément hostile maintenant, elle louche vers le téléphone sur son comptoir. « Est-ce que je peux faire autre chose ? » Ujine bat en retraite pas à pas. « Non, non, merci je — » Elle se dirige vers la sortie. Elle s’en va. Quand elle est au milieu du parking, elle se retourne et elle regarde le toit de l’immeuble, le rebord de béton gris contre le ciel. C’est trop haut pour les oiseaux, mais il lui semble voir une silhouette maigre, les bras écartés, assez semblable à une cigogne.

Plus moyen d’être seule, plus le temps d’être en paix. Ujine veut prendre sa revanche sur les actions perdues. Elle fait tout ce que le Jeu interdit. Elle téléphone à la banque, laisse pour Samuel des messages insensés, maintenant qu’elle a pu se procurer son numéro de portable elle envoie des rendez-vous par Texto, puis elle guette cachée dans une entrée d’immeuble, déguisée avec son manteau et des lunettes noires. Parfois il vient, il n’a pas l’air aussi triomphant, il regarde à gauche, à droite, il se retourne, il attend, il regarde son téléphone, justement Ujine vient de lui envoyer un message : « Tant pis, à un de ces jours peut-être. » C’était sa formule préférée ! Puisqu’on n’est sûr de rien, que demain n’existe pas.

Elle ne veut plus rester immobile. Elle s’est forcée à sortir, à être dehors, à rencontrer des gens. Ce sont ses pieds qui l’emmènent, elle n’a même pas besoin de réfléchir. Après les cours, la gym, pas la gym douce pour pré-mamans, mais du combat rythmique dans une salle cheap du centre-ville en compagnie de femmes fortes, sous la houlette d’une métisse très ronde et agile, Ujine a pensé que, dans ce cas, c’était de bon augure. Et une, et deux, uppercut, direct du gauche, et une, et deux, swing du droit, crochet, le corps en avant, appui sur la jambe gauche, le pied bien à plat. Tous ces mouvements inutiles, un peu ridicules, mais qui font du bien à l’âme. À ses côtés, une femme plus très jeune, qui a dû être jolie, usée par les calmants, les somnifères, elle frappe dans le vide, swingue et jabbe. Ça n’est pas difficile d’imaginer qu’elle tape sur son homme, sur son traître.

Ujine a trouvé du travail dans une agence de location, le gérant s’appelle Christian Jonquet, il tutoie Ujine, et elle le tutoie aussi, il est quadra, gay, stressé, mais elle s’entend bien avec lui. Il l’envoie en mission, parce qu’elle présente bien, et ses études de droit l’ont impressionné : « Ujine, il y a cet appart à faire visiter, c’est loin, prends un taxi, il ne faut pas rater cette affaire. » Quand il s’énerve, elle dit : « Allez, calme-toi, ça va bien marcher. » Elle rapporte des contrats. Elle s’habille bien, elle se maquille, elle sait qu’avec un peu de fard à paupières et de rouge aux joues, ses cheveux noirs lissés à l’huile comme de la soie, elle peut convaincre n’importe qui. C’est une sorte de pari. Rapporter de l’argent, être capable, se surpasser, pas pour elle-même, ni pour la boîte, mais pour le fun, comme quand on court cent mètres ou qu’on saute par-dessus une corde, c’est une affaire de muscles. Et puis se sentir adulte enfin (à bientôt trente ans il est temps). Vivre la ville comme elle ne l’a jamais vécue, les interviews, les réunions, les restaurants chics, les conférences avec les banquiers. Rouler dans une auto confortable, avec un chauffeur, vitres teintées, clim, sièges en cuir, elle qui n’a connu que les taxis minables avec les chauffeurs qui mettent des couches ! Une fois ou deux, elle a ressenti une petite émotion parce qu’elle a cru reconnaître la voiture de Samuel, sa berline gris foncé dont il est tellement fier, qui porte un nom un peu ridicule, Prima, Prélude, Protégé, quelque chose de ce genre. Une image furtive, un rappel de sa vie d’avant. Elle s’étire, elle a ôté ses escarpins dans l’auto pour écarter ses orteils, elle a calé ses reins sur les coussins, et elle regarde le paysage gris et blanc qui défile sur le côté, elle ne sent rien, ne pense à rien.