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Puis elle se reprend. Rita avec ses airs, ses cantiques, ses principes. La vie, défendre la vie. Voler les enfants. Elle est venue avec un bouquet, une gerbe de forsythias en fleur qu’elle a coupés dans le jardin de la clinique. « Tes papiers, tu peux les déchirer, et tes fleurs, tu peux les reprendre ! Jamais je ne donnerai mon bébé, tu entends ? Et tu peux le dire aussi à toute la clinique, à tous ces gens, avec leur belle maison ! » Elle ne crie pas, mais elle a une telle rage dans la voix que Rita s’en va avec ses fleurs jaunes, elle file comme un rat, si vite et si loin qu’Ujine n’entendra plus parler d’elle !

Quelque chose est en marche, ne s’arrêtera pas. C’est une motion qui vient de loin, en fait elle a commencé avec l’univers, c’est lent et long et profond, c’est animal, mais c’est aussi la volonté de l’autre, un autre inconnu (certainement pas Samuel, lui n’a été que l’agent du hasard), un désir.

Chaque jour rapproche Ujine de la naissance. Elle l’espère et la craint. La nuit, il lui arrive de rêver qu’elle est légère. Elle est redevenue une enfant, elle court aussi vite qu’elle peut sur une plage de sable dur, le long des vagues. Sa mère est assise dans les dunes, à l’abri du vent. Le mal qui va la tuer n’est pas encore déclaré, mais la douleur est déjà là, quelque part dans le ventre, pour l’annoncer. De temps en temps elle grimace, Ujine la regarde : « Tu as mal, maman ? — Ce n’est rien, juste un point de côté, ça va passer. » Quand Ujine se réveille, elle a quelques secondes de perplexité : tout ça est un rêve ? Ses mains cherchent son ventre, elle sent le fœtus qui bouge, la forme de son pied sur la paroi.

« Respirez, soufflez. Respirez, soufflez. » Dans la salle de l’hôpital — c’est moins chic qu’à la clinique, mais c’est gratuit — les femmes font leur entraînement Ujine pense qu’il y a trois mois elle aurait ri : toutes ces bonnes femmes couchées sur le dos avec leurs gros ventres, et qui respirent, soufflent. Des otaries au bord de la banquise. Est-ce qu’on va accoucher par la bouche ?

Elle a eu Samuel au téléphone, au vol. Elle voyait que c’était lui, donc elle ne décrochait pas. Et puis là, si, elle décroche, pourquoi se cacher ? C’est un inconnu maintenant. Elle a oublié qu’il a la voix si grave, toujours hésitante, elle se souvient qu’elle a aimé sa voix avant tout le reste. Pour le plaisir d’entendre sa voix, de rester lointaine, évasive. « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » Ujine, littéralement : « Eh bien, je suis entre deux, heu, occupations. » Samuel parle de son boulot à la banque, d’un voyage bientôt, une mutation, en Afrique, ou peut-être en Corée. « Et si on se voyait ? » Ujine a un bref instant de panique. Pas question qu’il voie ce gros ventre, elle n’a pas envie de s’expliquer. « Écoute, Samy, je suis un peu occupée moi aussi, je dois partir. » Un silence. « Et tu vas où ? » Elle a envie de répondre : sur la lune, ou bien : au pays des eulalies. Mais elle ne dit rien, juste je t’en reparlerai un jour, elle sent qu’elle pique sa curiosité. Peut-être même qu’il est jaloux et elle en éprouve un sentiment de triomphe un peu ridicule qui lui donne envie de rire. Cette certitude de ne pas céder est imbécile, elle en a honte, mais elle reconnaît que ça fait du bien. Elle raccroche. Elle ne répondra plus au téléphone. Peut-être qu’elle est déjà une maman et qu’elle ne doit penser à rien d’autre qu’à protéger son enfant, puisque les lapins mâles mangent leur progéniture, c’est connu.

Ujine vit au jour le jour. Elle mange beaucoup, pour nourrir le bébé. Elle ne regarde plus son poids sur la bascule. À la salle d’entraînement, chaque femme a son histoire. Il y a les énormes, passives, dolentes, accompagnées par les géniteurs, il y a celles comme Ujine qui ont un petit ventre rond, presque pointu, celles qui nagent dans des marinières, celles en survêtement comme si elles allaient à la compétition, un match de volley-ball sans doute ? Ujine parle avec Nelly sa voisine de salle. Elle est caissière dans un supermarché, quand elle sort d’ici elle va au boulot. Est-ce qu’on lui donne au moins une chaise confortable ? Et le niño, est-ce que ça lui plaît le travail ? Nelly rit, elle a des dents gâtées, mais son sourire éclaire son visage couleur de bronze. « C’est marrant, chaque fois que le tiroir-caisse sonne, il fait un geste dans mon ventre comme s’il voulait attraper des pièces ! — Alors, ça sera un banquier ! » Nelly rit.

Ujine se souvient, huit mois avant, quand le fœtus était encore grand comme une crevette et qu’elle allait au rendez-vous avec Samuel devant la banque, elle pensait à ceci : Samuel dans le ventre de sa maman, dormant en suçant son pouce, ses pieds déjà si grands qu’il ne savait pas où les fourrer ! Est-ce qu’un homme pense à de telles choses ? Il faudrait alors qu’il ne soit plus un homme, qu’il cesse de donner pour recevoir. Un jour, Samuel théorisait, comme d’habitude, les hommes ceci, les femmes cela, et Ujine avait dit : « La seule différence, c’est que les hommes donnent (leur sperme) et les femmes le reçoivent. » Tout ce qu’ils ne se sont pas dit, tout ce qui est resté lettre morte. Tout ce qu’elle a retenu en elle, et maintenant, voilà, c’est devenu un enfant ! Une vie dans la vie, un étranger dans soi.

La douleur depuis des jours. Les contractions de l’utérus, la leçon de la sage-femme se déroule comme prévu : la pièce de dix centimes, de vingt, de cinquante. Une ondulation. Le ventre énorme, dilaté, c’est ce qu’elle imagine dans la salle de travail, un ventre à la taille du globe terrestre ! C’est moi, pense Ujine, c’est en train de m’arriver, je ne peux pas être quelqu’un d’autre, je ne peux pas être ailleurs. Les hommes peuvent toujours être ailleurs. Même quand ils sont couards à la guerre, il n’y a pas un instant qu’ils ne choisissent pas. « Plutôt libre que roi. » C’est la devise de Samuel. Croit-elle. Elle n’en est plus si sûre.

C’est là, ça arrive. Le gynéco de l’hôpital en a décidé ainsi. Il a consulté son carnet de rendez-vous (pas son almanach), et d’une seule piqûre il déclenche l’événement. Ce n’est pas à lui qu’on fera croire que c’est unique, merveilleux, miraculeux. Tous les jours, à chaque heure, cela se passe : à 9 heures, Mme Nadeau. À 10 h 30, Mme Sauvaigo. À 11 h 30 Mme Janicot. À 12 h 30 madame, heu, mademoiselle… Surtout pas la nuit, pas le samedi, jour de sortie avec son fils (il est divorcé à ses torts), ni le dimanche, parce qu’il pratique l’aviron sur le plan d’eau du parc. Mais ça ne marche pas toujours. Quelquefois il faut se dépêcher, ça ne se passe pas bien, la quinze-heures-trente nécessite une intervention, les fers, la ventouse, une césarienne.

Ujine délire. C’est sans doute l’effet de la péridurale. Elle n’en voulait pas, elle a horreur des piqûres, elle s’est laissé convaincre. Les pieds dans les étriers. Respirez, soufflez, respirez, soufflez… Dix centimes, cinq centimes, vingt, cinquante centimes, est-ce qu’il existe une plus grosse pièce ? Ujine n’est pas là, elle n’est plus là. Le travail est ailleurs. Elle a été remplacée par quelqu’un d’autre. Une grosse femme écrasée sur le dos, les jambes arc-boutées, les pieds agrippés aux étriers, poussant, poussant des pieds comme pour se jeter en arrière, pour s’extraire, pour remonter à la surface. Respirez, soufflez… Est-ce qu’elle doit éventuellement porter le poids du monde comme le géant Atlas ? Des visages sont devant elle, penchés sur elle, la sage-femme, les infirmières, le gynéco n’a pas encore daigné venir. C’est un voyageur comme Samuel, un représentant de commerce, avec son visage poupin et ses poils sur les oreilles, son gros nez et ses sourcils hirsutes. Pourvu qu’il ne vienne pas. S’il vient, elle sait ce qu’elle dira, Non, monsieur, je n’ai besoin de rien, j’ai chez moi tout ce qu’il me faut, aspirateur, fer à repasser, frigo, congélo. Pour le linge je vais à la laverie, les machines se détraquent tout le temps. « Comment ça se présente ? » Bien, bien merci, et pour vous ? Une grimace. Où est le Seigneur lune ? C’est lui que je voudrais voir, son beau visage, son sourire de la nuit. Non, pas ce projecteur à iode qui inonde la scène d’une lumière atroce. Sinon le Seigneur soleil, je vous prie, dans une clairière, dans la douce atmosphère de l’été, sur le champ des éteules. C’est qu’il manque un témoin, autrement dit le père de l’enfant. « Est-ce que quelqu’un assistera à la naissance ? » Non, sans commentaires. Mais cela a fait le tour du personnel de l’hôpital, répété, noté, souligné. « Pauvre petite, toute seule, il n’y aura personne avec elle, personne pour la visiter. » Les faces sont penchées, attentives, pareilles à de bonnes fées. Ujine serre la main de la sage-femme à sa gauche, une très jeune, un visage d’enfant, rose avec des frisons blonds qui s’échappent de son bonnet. Elle sent une onde de gratitude, elle aimerait connaître son nom, son âge. Depuis combien de temps elle est apprentie sage-femme. Est-ce qu’elle a un petit ami, est-ce qu’elle va se marier bientôt ? Respirez, soufflez… Entre deux respirations elle n’a pas le temps de poser les questions. Elle est si fatiguée maintenant, c’est la fin de la journée, le soleil se cache derrière des nuages, la lune est éteinte, il n’y a que cette lumière aveuglante. Je voudrais tant que bébé naisse dans une eau bleue, dans une clairière, dans un champ d’éteules. Quand le Seigneur lune apparaît dans le ciel, de l’autre côté du mur, elle entend distinctement son chant, un murmure doux d’eau et d’herbe folle. La fille d’Ujine naît, et Ujine s’est endormie.