Выбрать главу

Épilogue

L’été, à nouveau. Les nuages glissent au-dessus des dunes, le vent fait bouger les chardons dans le sable, juste un frémissement de poils sur la peau. Ujine est couchée à l’abri de la dune, en chien de fusil. Elle sent le vent sur sa peau, le sable glisser entre ses orteils. Au creux de son ventre, Eulalie s’est endormie. Elle dort à l’envers, la tête vers le bas, comme si elle se souvenait de sa naissance. Entre les seins d’Ujine, ses petits pieds sont offerts, abandonnés. Alors Ujine compte ses orteils, sans se lasser. Pour faire rire Eulalie, elle lui chantonne parfois la comptine que sa mère lui disait, this little piggy, ce petit cochon est allé au marché, ce petit cochon est resté à la maison, et au dernier petit doigt, wi-wi-wi-wi-wi, tout le long du chemin ! Un deux trois quatre cinq, dix en tout, minuscules et roses, avec des ongles couleur de nacre. Eulalie, c’est le prénom qu’Ujine a choisi, en souvenir des grandes tiges et des pompons floconneux qui se mêlaient au brouillard, sur la route de l’aéroport. Samuel n’a pas dit non, il n’a pas demandé pourquoi. Il est revenu des voyages, il n’ira plus au bout du monde.

La vie est changeante comme les nuages qui passent au-dessus d’elles, comme la mer qui fait son bruit de sablier. Quand Eulalie est née, Ujine a décidé qu’elle irait chaque jour avec le bébé au bord de la mer, pour que le bruit et l’odeur entrent en elle et qu’elle les garde à jamais. Et c’est ce qu’elle fait.

BARSA, OU BARSAQ

Regarde l’océan, rêve de partir,

Attends le retour de ton amant !

La mer, que Fatou regarde chaque jour.

Elle se souvient qu’enfant elle comptait les vagues. C’était comme un pari, mais elle ne gagnait jamais. Il n’y avait rien à gagner. Au contraire, juste à perdre son temps, comme lui disait la vieille Isseu. Fatou se fait appeler Vanessa, comme Mahama se fait appeler Watson. Ils se sont choisi ces prénoms pour les touristes qui viennent à l’île de Gorée. Lorsque ces gens leur demandent leur nom avant de les prendre en photo, ils donnent ceux-là. À la fin, ils ont même oublié leurs vrais prénoms. Comme s’ils étaient partis de l’autre côté de l’océan, pour le pays de Barsa.

Quand Fatou est venue de Mbour, à la mort de son père, elle n’avait jamais imaginé la vie qu’elle allait mener sur l’île, avec tous ces étrangers partout. La tante de sa mère, la vieille Isseu, lui a parlé durement : « Enfant, qu’est-ce que tu as fait jusqu’à présent ? » Fatou a répondu qu’elle était allée à l’école, pour apprendre à lire et à écrire, et aussi à dire la prière. « Pour la prière, c’est bien, a commenté Isseu. Mais maintenant tu dois aider ta famille, tenir la boutique et faire la cuisine et laver les casseroles, et balayer par terre et brûler les ordures chaque matin à six heures, tout ce qu’il faut pour gagner de l’argent et mériter ta nourriture. Est-ce que tu as bien compris ? » Fatou n’a pas baissé la tête, elle a parlé de ses études, elle a dit qu’elle voulait devenir secrétaire et voyager à l’étranger, alors la vieille Isseu est entrée dans une colère folle, elle l’a traînée par les nattes jusqu’à sa chambre et elle l’a battue avec une ceinture. Après cela, Fatou n’a plus jamais parlé de s’en aller. Mais elle est devenue taciturne et méchante, elle qui aimait beaucoup rire et chanter, et danser, et tresser ses cheveux au soleil. Elle est devenue maigre et sèche, elle a coupé ses nattes et elle a noué un foulard noir sous son menton. Ses mains ont été écorchées d’avoir à laver toute la journée, son visage sale à faire du feu avec des bouts de caisse arrosés de pétrole lampant. Quand sa mère est partie vivre avec un autre homme, tout a empiré. La vieille sorcière prenait tout l’argent que sa nièce envoyait pour Fatou. Elle se montrait encore plus intraitable, l’accusant de vivre à ses crochets et de voler sa nourriture. Alors, quand elle avait fini son travail, et que sa grand-tante roupillait sur son matelas, Fatou sortait de la maison et allait retrouver Watson à la pointe. Ils s’asseyaient sous un baobab, pour fumer et regarder la mer.

Watson était un grand garçon de vingt-six ans, la peau très noire et le sourire éclatant, natif de Dakar, mais qui avait quitté sa famille pour vivre avec sa demi-sœur sur l’île. Watson avait rencontré Fatou quand elle vendait des bibelots devant le restaurant de sa grand-tante. Ils avaient causé, et puis ils étaient devenus amis. C’est à cette époque-là qu’ils avaient inventé leurs noms pour les touristes. Mahama avait trouvé Watson il ne savait plus très bien comment. Quand on la prenait en photo, et qu’on lui demandait son prénom, Fatou répondait : Vanessa Paradis. Généralement les touristes n’insistaient pas, ils lui achetaient une breloque et ils filaient.