La vérité, c’est que Watson ne travaillait pas beaucoup, juste certains après-midi, à remplacer le guide officiel pour accompagner les touristes qui allaient voir la forteresse et la Maison des Esclaves. La plupart du temps, il restait assis à la pointe, à l’ombre du baobab, à regarder la mer et à fumer. Il avait un ami avec qui il s’entendait bien, un homme déjà vieux (trente-cinq ans ou plus) qui vivait mystérieusement dans une vieille maison avec son père infirme, la rumeur disait qu’il profitait de la pension d’ancien militaire de son père. Il aimait beaucoup parler, interminablement, en fumant et en buvant des sodas, ou le soir une bière, à propos de tout et de rien, et quand Fatou demandait à Watson, il répondait qu’il était un philosophe, un intellectuel, voilà tout.
Cela faisait un certain temps que Fatou retrouvait Watson à la pointe, sauf quand il était en conversation avec le Philosophe. Watson aurait voulu que Fatou devienne sa petite amie, il l’avait embrassée furtivement, elle l’avait repoussé en faisant semblant d’être fâchée. Un jour, les ragots ont circulé, et la vieille Isseu a fait la leçon à Fatou : « Tu ne dois pas continuer à voir ce garçon, c’est un bon à rien, et puis qu’est-ce que les gens vont penser de nous, que nous sommes des misérables, que j’ai sous mon toit une mauvaise fille ? » Fatou a fait semblant de recevoir la leçon, mais la vieille Isseu ne pouvait pas résister au sommeil, et dès qu’elle s’effondrait sur son lit, Fatou allait à la pointe.
Watson parlait de s’en aller. Cela faisait quelque temps déjà. Il regardait la mer, il disait que là-bas, de l’autre côté, il y avait des îles, si près qu’à la nuit, quand le ciel était clair, on pouvait voir leur lumière au-dessus de l’horizon. Ces îles étaient grandes et très belles, et là se trouvait la porte pour aller à Barsa, en Espagne, pour trouver une nouvelle vie, pour changer sa destinée. Fatou se moquait un peu de lui : « Qu’est-ce qu’il y a de mieux là-bas, est-ce qu’on n’y meurt pas ? »
Mais la nuit, Watson allait à la pointe la plus à l’ouest, sur une petite plage encombrée de détritus et de vieux bouts de bois de caisse, dans le vent, pour essayer de voir la lumière à l’horizon. Quand la saison des pluies s’achevait, le ciel était rempli d’étoiles. Watson regardait la nuit si longtemps qu’il avait l’impression que ses yeux s’ouvraient démesurément, qu’il absorbait le noir de la nuit.
D’autres garçons le rejoignaient, et des filles aussi, des vendeuses de colifichets qui parlaient fort. Ils achetaient des bières et des cigarettes, et ils restaient là, à parler et à boire comme s’il n’y avait pas demain. Fatou les rejoignait quelquefois, quand elle pouvait s’échapper, elle buvait et elle fumait avec les autres, elle écoutait de la musique sur le transistor de Watson, du reggae, et des airs de Fela. Elle écoutait aussi ce que les garçons et les filles disaient, quand ils parlaient de films qu’ils avaient vus à la télé, ou de jeux vidéo nouveaux, des matches de foot ou de volley, mais très vite la discussion tournait autour du voyage en Espagne, ceux qui étaient partis, l’argent qu’ils avaient gagné, et quand ils revenaient ils avaient de belles montres et des baskets neuves, ils étaient devenus riches. Chacun ajoutait quelque chose, un bruit entendu dans la rue, une histoire, un détail, une blague. Ensuite ils se mettaient à chanter, il y en avait un qui avait une guitare, et les garçons jouaient du tambour sur des bidons d’huile vides, ou rythmaient avec des maracas. Une partie des garçons venaient du continent, ils avaient laissé partir la chaloupe, ils attendaient celle de six heures le lendemain. Quelquefois Fatou restait avec Watson, elle s’enveloppait dans son grand blouson, elle se serrait contre lui, les bras autour de son corps, et lui la berçait comme une petite fille. Elle rêvait qu’elle était avec lui dans la grande pirogue, qu’elle partait avec lui à travers l’océan vers Barsa, vers les îles merveilleuses qui sont la porte de l’Espagne. Au matin, avant le lever du soleil, elle rentrait précipitamment et elle se mettait à brûler les ordures dans la cour, pour que la vieille Isseu ne se doute de rien. De toute façon, si la vieille bique avait essayé de la battre, elle se serait sauvée, elle l’avait décidé.
Un jour Fatou a dit à Watson : « Vous parlez toujours de partir, d’aller de l’autre côté, et tout ça, mais pourquoi vous ne faites rien ? Vous, les garçons, vous parlez, c’est tout ce que vous savez faire. » Watson l’a regardée, elle était si jeune, déjà usée par le travail de la cuisine et de la plonge, les ongles cassés, les mains endurcies à force de travailler. Il imaginait comment elle avait été toute petite, les yeux peints au khôl et la tête rasée. Il a eu un élan : « Tu sais, je ne devrais pas te le dire, je vais aller travailler à l’étranger, et quand je reviendrai, je serai riche et je pourrai t’épouser. » Qu’est-ce qu’il croyait, qu’elle allait lui sauter au cou pour le remercier ? Elle a ricané : « Alors, c’est ce que vous avez décidé, vous autres, sous le baobab ? » Elle s’est levée pour ne plus l’écouter, comme si elle avait quelque chose d’urgent à terminer. « Vous êtes tous les mêmes ! Vous parlez, vous parlez, vous ne savez rien faire d’autre que parler et parler ! » Il s’est mis en colère. « Va, retourne à ta cuisine, tu n’es bonne qu’à ça, à faire l’esclave de la vieille, je n’ai pas besoin de toi pour savoir comment je vais faire pour m’en aller. » Mais en même temps il avait mal à l’estomac et la gorge nouée, parce qu’il voyait bien que Fatou avait raison, qu’il était comme tous les garçons d’ici, qui préfèrent boire leur bière et taper sur leurs bidons, et fumer des joints plutôt que d’agir — qu’il avait peur de l’aventure, peur de l’océan, des garde-côtes, peur de l’inconnu.
Un jour, le Philosophe a parlé à Watson de quelqu’un qui s’occupait de faire passer les jeunes. Il lui a dit ça sans avoir l’air de rien, comme si ça n’avait pas d’importance : « Il s’appelle Ziggy, il va régulièrement au café de l’embarcadère, tu n’as qu’à lui dire que tu viens de ma part. »
C’était à la saison des pluies, il n’y avait pas beaucoup de travail sur l’île, la mer était mauvaise, les touristes ne venaient pas. Watson est allé sur le continent et, au bistro de l’embarcadère, à l’étage, il a vu Ziggy. C’était un type plutôt grand, bien habillé, pantalon et chemise blancs, coiffé rasta, portant des boucles d’oreilles en or et un collier. Il sirotait son café, l’air de s’ennuyer, à demi tourné vers l’eau du port, comme s’il réfléchissait.
Watson s’est approché de la table, et à cet instant trois ou quatre jeunes étaient en train de parler avec le rasta. Ils discutaient de prix, de dates, puis ils ont vu Watson et ils se sont arrêtés de parler. « Qu’est-ce que tu regardes ? » a demandé un des jeunes. Il avait les yeux rougis, l’air agressif. « Tu nous espionnes ou quoi ? Fous le camp, clochard. » Watson allait se fâcher, mais le rasta a calmé les jeunes. Il avait cette façon de parler, en traînant sur les mots, avec des gestes lents de ses doigts plats, doucement. « Écoutez, c’est un pays libre, non ? Nous sommes là au café, à discuter, qu’est-ce que tu voudrais me dire ? » Ziggy souriait, mais son regard n’était pas doux, il avait quelque chose de coupant, de fuyant.
Watson est resté planté devant la table, sans bouger. Quelques secondes auparavant, il était prêt à se battre avec les garçons, et maintenant que Ziggy avait parlé, il ne savait plus quoi dire. Alors il a fait juste un geste, pour dire, non, ça va, je m’en vais, il s’est reculé et il est parti du café, il a marché vite à travers la foule, au soleil, sur le quai du port, encore battant dans ses tempes la colère, surtout la colère de n’avoir rien osé demander, de n’avoir pas d’argent, d’être un mendiant.