Un peu plus tard, à la pointe, le Philosophe est venu aux nouvelles. « Alors, tu as vu Ziggy ? Qu’est-ce qu’il propose ? » Watson était en colère toujours. Il a haussé les épaules. « Je n’en sais rien, je n’ai pas pu lui parler. » Un peu après, Watson lui a demandé : « Et toi, pourquoi tu restes ici, à ne rien faire ? Pourquoi tu ne viens pas avec moi à Barsa ? » Le Philosophe a réfléchi, puis en allumant son éternelle cigarette — ou peut-être un joint — il a expliqué : « Moi, je vis dans la pensée, pas comme toi dans l’immédiat. Tu comprends, je n’ai rien à perdre ou à gagner. Je dois rester sur mon rocher, c’est mon destin. » Watson a dit : « Mais tu parles tout le temps de la praxis. Alors pourquoi tu n’agis pas ? » Le Philosophe regardait la mer, la ligne nette de l’horizon, comme si c’était le haut d’un mur. « Pour partir, il faudrait que je change, que je ne sois plus d’ici, il faudrait que je sois sûr de trouver de l’autre côté quelque chose de différent, ou que je croie que ma vie jusqu’ici, ma vie à réfléchir et à tout critiquer, que cette vie-là n’a aucun sens, que j’étais dans la contingence et que j’attendais une bonne occasion de partir, de changer de vie, et que plus rien de ce que j’ai vécu jusqu’à maintenant n’a de signification. Tu comprends ce que je suis en train de dire ? » Watson n’était pas sûr de comprendre. Est-ce que cet homme qu’il avait admiré, parce qu’il avait réponse à tout, et qu’il était tous les jours disponible à la pointe de l’île, à fumer et à regarder la mer, est-ce qu’il manquait de courage ? Watson avait tout à coup une telle envie que cet homme vienne avec lui, qu’il rompe avec son destin.
« Écoute, viens avec moi, tu pourras rencontrer d’autres philosophes comme toi, tu pourras être utile là-bas ! » Le Philosophe ne faisait pas attention à lui. Il continuait à regarder la mer, comme si ce que disait Watson n’avait aucune importance. Il a fini par répondre : « Je n’ai pas besoin de rencontrer d’autres hommes. Ceux d’ici sont bien assez. » Il a ajouté une petite note pathétique : « Vois-tu, Mahama (il n’avait jamais voulu l’appeler par son pseudo), quand je rentre chez moi le soir, alors que je n’ai absolument rien fait de la journée, je vois mon père, je vois ma mère, je vois à quel point ils sont vieux, petits et fragiles et vieux, et cela donne un sens à ma pensée, cela transforme mon inaction en action. » Il s’est enfin tourné vers Watson, il avait des petits yeux jaunes et un visage déjà ridé, couleur de vieux cuir. « Toi, Mahama, tu es libre, tu iras voir Ziggy de ma part, et il te fera voyager. Tu es libre, c’est pourquoi tu peux partir. Ne tarde pas, demain tu pourrais te retrouver comme moi, pris par les pieds à ce bout de rocher. » C’était comme un adieu. Watson n’a pas parlé de Fatou, ni de sa famille. Il n’était jamais entré avec le Philosophe dans ces considérations circonstancielles. Pourtant l’homme a voulu donner à Watson quelque chose de sa vie. Il a dit : « Tu sais, mon père, c’était un militant communiste à l’époque où ça voulait dire quelque chose. Il a été soldat dans l’armée française au moment de la guerre d’Algérie, il s’était engagé pour gagner sa vie. Il est de la Gambie. Moi je m’appelle Simon F. F., tu sais pourquoi ces deux F dans mon prénom ? Eh bien, l’année de ma naissance, Frantz Fanon a publié Les Damnés de la terre, et mon père a lu ce bouquin, et c’est pour ça qu’il m’a donné ce nom, Simon Frantz Fanon Taylor, c’est mon nom, tu comprends ? » Là, il a allumé une autre cigarette, comme s’il l’allumait au disque rouge du soleil qui va plonger dans la mer. Et là, Watson lui a serré la main et il est parti.
C’est à cette époque-là que Fatou a perdu sa virginité. Elle n’avait pas vraiment décidé, mais ça s’est passé comme ça, un après-midi, pendant que la vieille Isseu dormait dans sa chambre, écrasée par la chaleur. Watson avait travailloté dans un des hôtels de l’île, il était janitor et il avait le trousseau de clefs. Il pleuvait, avec des rafales de vent de la mer, les palmiers et les yuccas du jardin de l’hôtel agitaient leurs plumeaux. L’hôtel était à peu près vide, la gérante était allée à terre, elle n’allait pas revenir avant la nuit, si la chaloupe pouvait faire le voyage. Watson a laissé Fatou choisir la chambre, une belle chambre peinte en rose au premier étage de l’annexe, avec une porte-fenêtre qui donnait au-dessus du jardin. Un grand lit à baldaquin dans une espèce d’alcôve, et en face du lit une coiffeuse en bois rouge avec un grand miroir. À travers les volets mi-clos, la lumière vacillait dans les sautes du vent, à cause d’un grand magnolia dont les branches touchaient au balcon. Bizarrement, Watson semblait plus ému que Fatou. Elle s’est déshabillée dans la salle de bains et elle est venue le rejoindre dans le lit. Quand elle a traversé la pièce, Watson a regardé ses seins, très petits, terminés par des tétons bruns. Il a bafouillé : « Eh ben, tu es jolie ! » Comme s’il en avait douté jusque-là. Tout de suite, il l’a attirée vers lui, et il s’est mis à la caresser, à l’embrasser. Il avait un corps nerveux et maigre, elle a touché les muscles de ses bras. « Tu es très musclé, là, c’est incroyable. » Il s’est un peu redressé, non sans vanité. Elle attendait qu’il la prenne, les bras ouverts, les mains sous la nuque. Elle ne tenait pas spécialement à ce qu’il l’embrasse, ou qu’il la touche. Quand il a voulu passer ses mains sous ses fesses, elle l’en a empêché. Elle éprouvait une sorte d’impatience, de la violence, peut-être qu’elle s’y attendait. Alors il l’a pénétrée avec son sexe bandé, sans trop d’égards, et elle a poussé un petit cri de douleur. Elle ne voulait pas analyser ce qui lui arrivait, et pourtant elle a senti chaque avancée, chaque petite peau qui se brisait dans son sexe, puis une sorte d’onde de douleur et de plaisir mélangés, comme si tout son corps s’ouvrait. En même temps elle écoutait la respiration de Watson qui devenait de plus en plus forte, de plus en plus tendue, elle sentait contre elle les muscles durcis, des sortes de cordes et de nœuds sur ses bras, ses cuisses, son ventre, et même sur son visage. Dans la pénombre, la couleur de Watson lui paraissait du rouge sombre. À un moment, elle a dit à haute voix, non pas un murmure, mais une voix claire et posée : « Je ne veux pas de petit bébé. » Lui n’a rien dit, mais l’instant d’après, en grognant un peu, il s’est retiré d’elle et le sperme chaud s’est répandu sur le ventre de Fatou. Watson était luisant de sueur, son cœur cognait dans ses artères, sa respiration sifflait. Fatou s’est levée, elle a couru se laver à la salle de bains. Puis elle est revenue se coucher à côté du garçon. Sur le drap, il n’y avait aucune trace. Le sang était resté à l’intérieur de Fatou, c’était parti sous la douche. Elle s’est dit que c’était tout de même assez drôle, dans le feu de l’action elle avait pensé aux draps, que Watson n’avait probablement pas la clef de la buanderie. Elle n’avait utilisé que la serviette de bain, ça pouvait toujours passer pour un oubli de la femme de ménage. Ça manquait un peu de poésie.
Mais ce sont les moments d’après que Fatou a aimés le mieux. Watson s’était endormi sur le lit, son grand corps maigre un peu sur le côté, le sexe reposant sur sa cuisse. Fatou s’est lovée derrière lui, pour épouser la forme du corps, elle a passé ses bras autour de son ventre, elle a mis son visage dans le creux entre les omoplates. C’était bien. Elle gardait les yeux ouverts, elle regardait la lumière vaciller sur les volets, elle écoutait les rafales du vent de la mer dans les palmes.
Après cela, ils se sont retrouvés régulièrement à l’hôtel, chaque fois que c’était possible. Watson l’attendait, et Fatou arrivait quelques instants après, elle se glissait dans le jardin par la porte entrebâillée. Quelquefois, la chambre rose était occupée par des touristes, des Blancs, des Japonais. Ils allaient dans une autre chambre, au fond de la cour, dont la fenêtre grillée donnait sur la ruelle. Quand il faisait très chaud, la chambre semblait l’intérieur d’une grotte, les bruits de l’extérieur parvenaient très atténués. Fatou n’était jamais complètement détendue, elle guettait tout ce qui pouvait signaler le retour de la patronne, ou une arrivée imprévue. Elle disait à Watson : « Ça doit être bien d’être riche, de pouvoir passer toute la journée ici, et dormir la nuit. »