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Ce soir, le départ a eu lieu, un peu avant le coucher du soleil. Les pirogues des passeurs partent à la nuit, pour ne pas être repérées par les garde-côtes. Personne n’a averti personne, et pourtant tous les voyageurs sont là, sur le quai, avec leurs maigres bagages. Watson attend son tour, et quand le passeur dit son nom, il s’avance. La pirogue-fusée est à l’extérieur, il faut enjamber deux ou trois bateaux pour monter à bord. Watson s’assied à sa place, à l’avant, directement sur le plancher. Il pense qu’il a de la chance, parce que dans le cas où la pirogue embarquera l’eau de mer ira vers l’arrière, et puis c’est bien d’être à la proue, on entend moins la vibration du moteur et si quelqu’un est malade, on ne sent pas le vomi. Il imagine qu’il sera le premier à voir la terre, il ne dormira pas pour apercevoir la lumière de Barsa avant tout le monde.

Maintenant il ressent une excitation extraordinaire, la tête lui tourne. C’est arrivé. Il en avait parlé avec le Philosophe, avec Fatou, avec les garçons, à la pointe de l’île, et c’est maintenant, c’est en train de se faire. Il pense encore à Fatou, à la nuit pleine de caresses et de baisers, ils n’ont dormi ni l’un ni l’autre cette nuit-là, à écouter le bruit du vent dans les feuilles du magnolia. C’est pour elle, il en est sûr maintenant, c’est pour son amour qu’il va conquérir la liberté de l’autre côté de la mer. Quand il reviendra, il sera riche, il lui dira, je t’aime, tu n’auras plus jamais besoin de travailler.

Ziggy n’est pas là. Il a envoyé deux passeurs, ce sont eux qui collectent l’argent dans la pirogue. Watson tend la liasse de billets, et le passeur les compte un à un avec dextérité, puis il les enfourne dans une serviette de cuir, genre homme d’affaires. À l’arrière de la pirogue, un des passagers n’a pas l’argent, ou il manque quelque chose, l’autre passeur lui crie de descendre, l’insulte, le bouscule, et la pirogue oscille dangereusement. Puis tout se calme. Le pilote arrive, c’est un vieux sec, l’air méchant, noir comme un Soudanais, une vieille serviette enroulée autour de sa tête en guise de turban. Il monte par la proue et il court pieds nus vers l’arrière, en équilibre sur le rebord, et en s’appuyant au passage sur les têtes.

Et tout de suite, le moteur rugit, s’étrangle, rugit encore et crache de l’eau, et les deux passeurs sautent sur le côté et regardent la pirogue partir sans un geste. La pirogue glisse sur le fleuve, chassant les pélicans, tandis que le soleil disparaît derrière la Langue de Barbarie, dans une lueur d’incendie. À part le long cri du moteur, il n’y a aucun bruit.

La vie est longue, monotone sans son ami. Depuis que Watson est parti, Fatou n’a pas compté les jours. Elle n’attend rien. Elle n’a plus envie de rien. Elle va chaque après-midi à la pointe, là où elle avait rendez-vous avec lui. Elle regarde la ligne de l’horizon, les vagues qui courent sur la mer verte, qui tombent l’une après l’autre sur les rochers noirs. Des mouettes, quelques pélicans. Il fait chaud et sec, l’île est dure comme un vieux caillou ébréché. Le soir, les garçons arrivent, ils échangent des blagues, des ragots. C’est comme si Watson n’avait jamais existé, n’avait jamais été l’un d’eux. Fatou a repris le travail chez la vieille Isseu, laver les plats, surveiller le feu, brûler les ordures. Ses yeux sont rouges, ses mains dures, ses cheveux et ses habits sentent la fumée et la suie. Elle se sent vieille, vieille et laide, elle ne se regarde plus dans un miroir. Son ventre brûle la nuit, elle geint et se referme sur elle-même, ou bien elle se caresse et se sent coupable. Elle rêve d’un sexe rouge, dur, qui la pénètre et la fait jouir. Elle rêve des bras musclés qui la serrent, les muscles tendus le long de son dos.

De temps en temps, elle passe devant la maison rose. Elle regarde la fenêtre de la chambre où elle a dormi avec Watson avant qu’il parte. Les touristes affluent, c’est la saison. Une femme blonde, la peau rouge, deux petites filles qui semblent jumelles, l’une brune, l’autre claire. Elles sortent dans les ruelles, un guide officiel les accompagne à la Maison des Esclaves, le vieux prophète n’est plus là, c’est un jeune intellectuel, l’air d’un prof, qui organise les visites. Il a une toque de faux cheveux sur la tête, comme un rasta. Il raconte des choses extraordinaires, et les touristes prennent des photos.

Fatou voit parfois le Philosophe. Il lui arrive de passer devant l’étal où elle vend ses bouts de bois, ses cauris, ses statuettes vodun. Il fait comme s’il ne la reconnaissait pas. Pourtant elle accompagnait souvent Watson quand il allait discuter avec le Philosophe sous le baobab. Il a un regard fuyant de chien hargneux. Fatou le hait, c’est lui qui a convaincu Watson de s’en aller, c’est lui qui a organisé le passage. Fatou est sûre qu’il est un rabatteur ou, pis que cela, qu’il dirige un réseau de passeurs qui envoient les jeunes à la mort. Quand il vient dans l’étroite ruelle, quelquefois en compagnie de ses Françaises, de ses Allemandes, Fatou tremble de rage. Elle regarde droit devant elle, elle écoute le bruit de ses pas traînants dans la poussière, elle voit les jolies mules dorées des filles, et ses sandales à lui, où ses longs pieds maigres aux ongles noircis semblent des pattes de chien. Elle crache par terre après son passage, il fait comme s’il n’avait rien entendu, mais les filles blondes se retournent.

Chaque après-midi, quand la vieille Isseu s’affale sur son lit pour dormir, Fatou retourne à la pointe, elle regarde la mer. Parfois une pirogue passe fendant les vagues vertes. Elle est trop loin pour que Fatou puisse distinguer les passagers, elle devine des femmes enveloppées dans leurs voiles, des pêcheurs. L’embarcation suit la côte, disparaît dans les creux, reparaît, on dirait un étrange poisson noir. Elle va vers le nord. Demain, pense Fatou, elle sera peut-être dans les îles. Un soir Watson a montré à Fatou une lueur à l’horizon, il lui a expliqué que c’était une plate-forme pétrolière espagnole. Est-ce qu’on peut s’accrocher là-bas, comme un coquillage, et attendre que quelqu’un vous emmène ? Peut-être qu’un pêcheur recueille les filles perdues en mer, dans ses filets, et les emporte dans sa barque jusqu’à un autre monde, où tout est différent, où la vie peut recommencer ? Comme dans les magazines que feuillette parfois Fatou, où les filles vont à l’école, à l’université, apprennent un vrai métier, deviennent de vraies femmes qui vivent dans un appartement, à un étage si élevé qu’on voit la ville avec un regard d’oiseau, rencontrent d’autres femmes, d’autres hommes, connaissent l’amour et le mariage, voyagent à Paris, à Berlin, en Amérique !

Elle allume une cigarette et rêve à tout ça, comme quand elle appuyait sa tête contre le blouson de Watson, avec le vent qui secouait ses cheveux, et qu’elle écoutait les garçons tambouriner sur leurs djembés et gratter leur guitare. Mais ceux qu’elle a connus ne sont pas là, ils sont partis, eux aussi, l’un après l’autre. Ceux qui restent ne chantent plus, ils se contentent de boire des cannettes de bière Phoenix et de fumer des joints. Et tout cela est la faute de ce grand chien aux yeux jaunes, le soi-disant Philosophe, qui les a vendus au passeur, comme autrefois la maudite mulâtresse Anne Pépin vendait les Noirs qu’elle avait enfermés dans sa cave.