Jour après jour, Fatou ressasse la même idée. C’est une boule dans sa gorge, une pierre dans son ventre, qui l’empêchent de respirer, de manger, de vivre. Même la vieille Isseu avec ses récriminations permanentes n’arrive pas à lui faire oublier cette pensée.
L’île est une prison. Fatou ne l’avait jamais ressenti à ce point. La mer ronge ses murailles, cogne les roches noires, la mer fait son bruit de souris, son bruit de moteur, le vent siffle dans les ruelles et les cours, Fatou se bouche les oreilles pour ne plus entendre. La mer est immense, et Watson est perdu au milieu, dans un autre monde. Peut-être à Barsa, loin de tout. Bientôt un an que Watson est parti, Fatou se remémore cette matinée, le moment où il est monté dans la chaloupe et qu’il lui a fait un signe, le soleil se levait sur le continent, les immeubles de la ville étaient éclairés. Il est parti, et tout était terminé. Il n’a pas téléphoné, il n’a pas écrit. Il avait dit : dès que j’aurai un travail, tu viendras me rejoindre, je t’enverrai le billet d’avion. C’étaient des paroles, mais Fatou les a écoutées, elle a bu ses mots, comme elle cherchait son souffle sur ses lèvres, sa chaleur en enfilant ses mains sous son blouson, l’odeur de sa peau au creux de son cou. Elle a bu ses paroles, puis ç’a été le silence. Et maintenant la mer qui ronge l’île, le vent.
Elle marche jusqu’au bout de l’île, vers la grande maison délabrée, à côté de l’arbre. C’est l’après-midi, pendant qu’Isseu dort, quand tout est vidé par la chaleur. Même les chiens sont couchés à l’ombre, en rond contre le vent, le nez dans la poussière.
Il est là, assis sous le baobab. Il ronge des graines de calebasse en tordant sa bouche, Fatou pense qu’il a l’air d’un vieux perroquet à langue noire. Le Philosophe. Frantz F., comme il se fait appeler. Mais son vrai nom, c’est Fadel, fils d’Omar, le vieux soldat dont il touche la pension chaque mois, versée par la France. Fatou l’a débusqué, elle a compris tous ses mensonges et ses manigances. Quand il la voit, il se lève et s’en va. Il se sauve, littéralement. Là, sur le terre-plein battu par le vent, il n’a personne pour le masquer, il n’a pas ses Françaises et ses Allemandes, ses Peace Corps et ses Alliances pour le Progrès. Il est tout seul, comme le chien qu’il est, et il déguerpit à grandes enjambées vers la maison de son père.
« Hé toi ! Viens, je te parle, viens ici ! »
Il se retourne sur le seuil de la maison, une main posée sur la poignée de la porte.
« Qu’est-ce que tu veux ? »
Elle est devant lui. Elle est toute petite et maigre, dans ses habits de garçon, son pantalon large, son T-shirt taché et ses pieds sortis de ses claquettes.
« Donne-moi le nom de celui qui fait passer à Barsa, je dois partir. »
Le Philosophe la regarde sans sourire, ses yeux bougent à gauche et à droite, Fatou pense qu’il a peur.
« Qu’est-ce qui te fait croire que je connais quelqu’un ?
— Je le sais ! C’est toi qui as donné le nom à Watson ! Maintenant donne-le-moi, je dois m’en aller, je vais chercher Watson.
— Tu es folle, le monde est vaste, où vas-tu le trouver ? »
Elle s’approche du Philosophe à le toucher, et lui a ouvert la porte et recule. Fatou voit l’intérieur obscur, les rideaux tirés, elle sent l’odeur de la mort.
« N’entre pas ! dit l’homme avec une menace dans la voix.
— Tu es un menteur ! crie Fatou. Menteur, menteur, tu es un menteur et un voleur, tu crois que je ne sais pas ce que tu fais ? Tu prends l’argent, tu parles tu parles et tu prends leur argent et tu les envoies à la mort, tu es un assassin ! »
Le Philosophe recule, mais avant qu’il ne ferme la porte, Fatou a le temps de regarder la grande salle vide, les meubles, les fauteuils, les rideaux tirés, et maintenant elle en est sûre : cet homme raconte qu’il s’occupe de son vieux père malade, c’est ce qu’il disait à Watson, et il vit tout seul dans la grande maison, il a fait croire à tout le monde et à la France qu’il est un bon fils, un fils aimant, et il vole l’argent, il est un menteur, il a fait croire à Watson qu’il est un philosophe, qu’il s’appelle Frantz Fanon, qu’il parle pour les damnés de la terre, qu’il vient en aide aux jeunes qui veulent aller travailler à l’étranger. Fatou frappe à la porte à coups de poing, elle est devenue une furie, elle hurle :
« Menteur, voleur, assassin, tu prends l’argent de ton père mort, bandit, tu vas rendre tout l’argent que tu as pris à Watson, tout l’argent que tu voles aux jeunes qui s’en vont, voleur, voleur ! »
Les portes s’ouvrent dans les rues avoisinantes, des femmes sortent, des hommes, ils ricanent, certains crient des insultes à Fatou mais elle ne s’arrête pas, elle frappe la porte avec un caillou, le vent ébouriffe ses cheveux, elle a l’air d’une folle.
« Maudit, rends-moi l’argent que tu as volé à Watson, rends-moi mon ami, rends-nous tous ceux que tu as pris, maudit, tu as tué ton père et ta mère pour voler leur argent ! »
À la fin elle s’écroule devant la porte fermée, des femmes du voisinage sont venues, elles la soulèvent, elles l’emmènent, avant que la police n’intervienne, Fatou n’arrive plus à parler, à peine peut-elle marcher, les femmes lui parlent doucement pour la calmer, laisse-le, ce mécréant, ce méchant, nous te connaissons, tu es la petite fille d’Isseu du restaurant, viens, oublie-le. Elles lui font boire du Coca sucré, elles l’installent à l’ombre, au pied du baobab, elle n’a plus de forces et ses mains et ses genoux sont écorchés d’avoir frappé le bois dur de la porte.
Ensuite Fatou marche seule jusqu’au restaurant. Elle entre dans la cour, elle s’assoit sur sa pierre, à côté du feu éteint. Elle n’a pas lavé les plats, elle n’a pas balayé, les poules picorent les grains de riz dans la poussière. C’est à ce moment-là qu’elle décide de partir loin, longtemps, pour toujours, pour Barsa.
Partir à la recherche de Watson, c’est remonter le temps. Fatou a suivi la piste, la grande pirogue jusqu’à Tarfaya, puis la route en camion jusqu’à Tanger. Elle a passé le grillage électrifié qui sépare le Maroc de Melilla, elle a pris un ferry jusqu’en Espagne. Elle a réussi, parce que Watson l’avait fait. Chaque fois qu’elle a rencontré un passeur, un aiguilleur, même un agent de la sécurité ou un portefaix, elle a montré la photo de Watson. Mais pour eux un Noir est un Noir, ils en voient mille par jour, des grands, des petits, des maigres et des gros, des couleur de charbon de bois et d’autres gris pâle, d’autres presque verts. Ils ont regardé la photo écornée par tous les voyages, ils ont haussé les épaules.
Ses économies ont fondu, Fatou a travaillé quand c’était possible, elle fait ce que les autres ne veulent pas faire. Eux, ils sont partis pour gagner de l’argent, pour devenir importants, ce n’est pas la même chose. Fatou nettoie les latrines, elle brûle les ordures, elle lave la vaisselle. Elle a l’entraînement, des années d’esclavage chez la vieille Isseu, les mains dures comme du vieux cuir, l’échine souple, et cette façon de disparaître dans ses vêtements usés, de devenir invisible.
L’Espagne est un grand pays, où l’on peut se perdre. C’est aussi le pays de la liberté. Après trente jours dans le centre de détention des immigrants illégaux, à Algésiras, quelqu’un est venu annoncer la bonne nouvelle : en vertu des mesures du gouvernement Zapatero, vous êtes libres de choisir de rester, ou de retourner chez vous. Ceux qui choisiront de rentrer chez eux bénéficieront d’une aide au retour de 500 euros. Les autres pourront rester et chercher du travail. Fatou choisit de rester.