Les portes du camp se sont ouvertes, les immigrants marchent lentement devant les gardiens en uniforme, mitraillette au côté. Dehors, c’est comme dedans, des espaces vides, une route, la lumière crue du soleil. Au loin, on voit la ligne bleue des immeubles, une vallée sinueuse, on entend le grondement des autoroutes.
Où aller ? Fatou marche dans la foule, ils viennent de partout, d’Afrique, d’Égypte, d’Éthiopie, de pays si lointains qu’elle n’en a jamais entendu parler. Chacun avec son histoire, sa vie, sa famille, ses amis, ses amours, un fardeau invisible qui s’émiette au long de la route, bientôt rongé par la fatigue, un haillon qui s’accroche encore un peu, qui flotte au vent.
« Quel est ton nom ? »
Une femme qui marche, à côté de Fatou, une femme qu’elle a crue être âgée parce qu’elle se penche en avant, enveloppée dans un voile bleu sombre, mais quand elle tourne son visage à la lumière, Fatou voit ses yeux clairs, son front lisse, elle n’a pas encore vingt ans. Elle a parlé en anglais, avec un accent rude, elle a dit son nom tout de suite, Sita, un nom pour la route, pour partager l’aventure. Pour la première fois depuis son départ, Fatou a dit son nom, pas Vanessa, ce n’est plus la peine de mentir ici. Peut-être que sur cette même route Watson est redevenu Mahama, un gosse d’Afrique qui a peur et qui est épuisé, mais qui ne veut pas renoncer à son rêve de gloire. Sita n’a pas posé d’autre question. On ne demande pas aux autres d’où ils sont, comment ils sont arrivés là. Il faut dire qu’on vient de très loin, du désert, d’un pays où il n’y a pas de route.
Sita marche mal, elle boite et titube. Fatou s’est rendu compte que c’est à cause de ses sandales trop grandes dont les lanières ont cassé. Elles se sont arrêtées sur un banc, près de la gare, elles regardent devant elles sans se parler. Puis Fatou sort de son sac une paire de tongs de rechange, celles qu’elle a mises de côté pour ne pas les abîmer dans la pirogue. Elle les tend à Sita qui regarde sans comprendre, elle les pose à terre, à côté des pieds de Sita, elle lui fait signe qu’elle les lui donne. « Take ! Take ! » C’est pratique les monosyllabes. Pas besoin de faire de longues phrases. Sita a regardé les tongs, et lentement elle a approché ses pieds, elle les a enfilés dans les belles tongs bleues. Sita a de jolis pieds, fins, bruns, ses orteils s’écartent, le gros doigt calé contre la tige de plastique, c’est comme si les tongs avaient été faites pour elle. Fatou regarde les yeux de Sita, elle a des iris dorés comme ceux des chèvres, une petite lumière y danse, et Fatou voit un sourire dans ses yeux, pas sur ses lèvres. Elle a maintenant trouvé une compagne pour la route. Pour la première fois depuis des semaines, elle croit qu’elle réussira, qu’elle ira jusqu’à Barsa. Jusqu’à Mahama.
C’est la fin du jour, après tant de jours et de nuits en mer. Le moteur Evinrude de 25 CV tombe en panne. Watson est à la barre, c’est lui qui conduit la pirogue. Le pilote est plié en deux à l’avant, enroulé dans une toile cirée, il crache du sang. Son ulcère s’est ouvert, il va probablement mourir. Alors c’est Watson qui a pris les commandes, parce qu’il est d’une île, et qu’il sait conduire un bateau.
Depuis deux heures, la pirogue longe une côte à bâbord, de hautes montagnes sont debout au-dessus de l’horizon. Maintenant la côte est proche, une bande plate où les vagues jettent des trombes d’écume. Les voyageurs ont crié quand ils ont vu les montagnes : Barsa ! Barsa ! Mais Watson les a détrompés. « Ce n’est pas Barsa, c’est les îles Canaries, demain ce sera le Maroc. » Il ne leur dit pas que demain il faudra prendre des camions, passer les frontières, prendre un autre bateau pour l’Espagne.
La mer est forte, le ciel bleu, le soleil brûle. Le vent souffle par rafales, Watson croit sentir l’odeur de la terre ferme, une odeur poivrée de plantes, instinctivement il a poussé la pirogue vers la côte, dans la direction du soleil couchant, pour échapper aux rouleaux des vagues. Mais les vagues bousculent la pirogue de côté, les passagers reçoivent des paquets de mer chauds, les gosses crient comme si c’était une farce.
Un peu avant six heures, alors que la nuit arrive, le moteur s’est arrêté. Il n’a pas hésité, pas toussé, il est mort d’un seul coup. Debout sur le plat-bord, Watson a enroulé la corde autour du cylindre, il tire, recommence, pour rien. Sans le moteur la lourde pirogue devient un bouchon sur la mer, elle tournoie sur elle-même, elle reçoit les coups des vagues, les crêtes d’écume avancent et passent sous la pirogue comme de gros animaux brutaux. À l’avant, les gosses se sont accrochés aux bagages, ils crient encore quand la vague arrive, mais ça n’est plus de joie, peut-être déjà de la peur. Un homme a rejoint Watson, il l’insulte, essaie à son tour de démarrer le moteur, agrippé d’une main au rebord arrière. Il est luisant de sueur, de peur, d’eau de mer. Il jure et grimace sous l’effort. Watson a trouvé un seul aviron, trop court, pour godiller, il essaie de pagayer du côté opposé aux vagues, pour faire virer la pirogue en direction de la terre, tant pis si le voyage doit s’arrêter ici, dans une prison. Mais la mer est trop forte, les vagues à présent se brisent en faisant un bruit de tonnerre. Les passagers poussent des cris, appellent vers la terre, puis tout d’un coup une vague emporte les bagages, et les tambours d’essence se renversent. Entre les montagnes mouvantes, Watson voit la côte proche, une longue plage grise bordée de palmiers, les collines sombres semées de maisons blanches, déjà des lumières sont allumées. Les jeunes garçons essaient de se tenir debout à l’avant, ils poussent des cris stridents et gesticulent, Watson a cru un instant qu’ils s’amusaient, comme lui l’a fait souvent en traversant le bras de mer là-bas, à Gorée, en criant à chaque ruade des vagues. Puis il comprend qu’ils ont peur de mourir, qu’ils appellent au secours, vers cette île noire qu’ils ne connaissent pas.
Watson a cessé de pagayer, cela ne sert à rien, la pirogue roule et pivote comme un tronc d’arbre arraché à la côte. La nuit tombe lentement sur la scène, le grondement des vagues qui déferlent sur la plage est si fort qu’il couvre les cris des enfants, Watson regarde de toutes ses forces, il scrute la plage grise pour apercevoir des gens, pour apercevoir un bateau de sauvetage, il va d’une maison blanche à une autre pour distinguer des formes humaines, il pense qu’à la nage il atteindrait facilement la terre, qu’il pourrait donner l’alerte, peut-être, ou bien oublier la pirogue, oublier ce piège, ces gosses apeurés qui vont mourir. Lui n’a pas peur de la mort, il pense seulement à Fatou, au matin où ils se sont quittés sur le môle, tout lui semble si loin, si irréel.
Le fond de la pirogue est rempli d’eau, les tambours fuient et l’essence se répand, se mélange à la mer, aux débris qui flottent, sandales en plastique, paquets de cigarettes, biscuits. Il faudrait écoper, mais il n’y a qu’une vieille casserole sans manche et un demi-coco, c’est ridicule, c’est comme si on voulait vider l’océan.
Le bruit des vagues emplit le ciel, recouvre la terre sombre. Watson écoute chaque vague arriver sur la coque, il entend distinctement la crête qui s’ourle, qui bout dans le vent. Il se rappelle le bruit de la mer sur l’île, dans la chambre de l’hôtel, avec Fatou, un ressassement lent quand leurs corps étaient unis, qu’ils étaient emportés, et leur respiration qui se soulevait au rythme des vagues, leurs cœurs qui battaient à l’unisson. Il pense qu’il va mourir, là, au large de cette île noire, devant la plage, perdu en mer. C’est marqué sur les tombes du cimetière des pêcheurs, à Saint-Louis, un tel, un tel, perdu en mer, et la date. Et il pense à eux aussi, aux enfants qui sont serrés les uns contre les autres comme des cabris, recroquevillés au fond de la pirogue. Et l’homme qui l’a insulté, tassé contre la poupe, les mains accrochées au capot du moteur, ses lèvres qui marmonnent des bismillah, son visage gris de peur. Seul le vieux pilote est sorti de son sommeil, il est debout à la proue, sur ses jambes flageolantes, il regarde vers la haute mer, les vagues qui arrivent, et son lambeau de foulard flotte comme un drapeau de pirate !