Mais la vraie première fois, c’était longtemps après, pour une fête, un mariage peut-être. Une grande salle sonore, un plancher de bois verni, une véranda, un jardin d’hiver décoré de guirlandes, de plantes en pots, l’air était parfumé, un orchestre jouait quelque part, des trotts, des mambos, du cha-cha-cha. Ujine a enfilé les escarpins en cuir dur, elle était pieds nus malgré la fraîcheur du printemps.
C’était la première fois, elle avait l’impression de flotter, plus grande que la plupart des hommes, plus mince, plus haute, les talons devaient mesurer douze centimètres, tout à coup le sol était lointain, léger, au début elle le touchait du bout du pied, attendant le contact des talons, très précautionneusement, l’un, puis l’autre. Elle dansait. Ses pieds s’envolaient maintenant, portés par le rythme de la musique, les talons claquaient sur le sol, servaient de pivots, tout était devenu facile, rapide.
« Vous dansez bien, mademoiselle. — Vous allez souvent en boîte ? » Elle y était allée, après cette permission, tous les week-ends, même tous les soirs pendant les vacances. Le bac était loin. C’était ça la chose urgente, la chose à faire en priorité, cette aventure qui commençait sa vraie vie, qui faisait d’elle une femme, une vraie femme, plus une enfant timide et dépendante. Ce n’étaient plus le tango ou le trott, c’étaient les danses violentes, sauvages, sous les coups de la guitare basse et de la batterie, un rythme mécanique, oppressant, serré, à peu près le rythme du cœur qui bat dans les artères. Le sang puisait du bas vers le haut, pressé par les tendons, par les muscles des mollets, les muscles des cuisses. Le sang montait à la tête, si loin la tête, enflammait les joues, enivrait le cerveau. Mais c’était le sang venu du sol, de la piste de danse phosphorescente, le sang venu de la plante des pieds, le sol qui ondulait et frappait ses pieds, la musique cachée, libérée par coups sourds dans tout son corps. « Tu es belle, tu danses comme une pro, tu es bandante, regarde, tous les garçons te désirent quand tu danses ! » Elle n’écoutait pas. Elle ne voulait pas qu’on s’approche. Dans les boîtes, les garçons venaient toujours par-derrière, à toucher, jusqu’à la frôler, c’était un petit jeu, ils se branlaient contre ses fesses. Elle avait ça en horreur, elle les repoussait d’une bourrade, la main à plat sur leur poitrine, elle sentait la sueur qui trempait leurs T-shirts. Ils étaient vicieux, minables, ils s’écartaient un instant, comme de petits chiens peureux, puis ils revenaient.
Ses jambes nues, tous ses muscles tendus, son ventre plat, son nombril percé d’un bouton vert pomme, couleur de ses yeux. Elle rentrait à quatre heures du mat’, crevée, énervée, électrique, elle se jetait sur son lit sans même se déshabiller, juste quatre heures de sommeil avant le cours, psycho demain, puis commercial english, un peu de maths, n’importe quoi, elle n’y pensait même pas. Ses plantes libres, endolories, les orteils en éventail, la musique qui frémissait encore, un tremblement dans ses fibres, une racine électrique qui ne mourait pas, et cela glissait, s’en allait, hors d’elle par la peau dure des talons, par les phalanges des doigts, par les ongles.
C’était l’année où sa mère était morte à l’hôpital d’un cancer du pancréas, il n’avait pas fallu trois mois. On l’avait enterrée dans le petit cimetière de Villejuif, mais comme elle était bouddhiste on l’avait d’abord brûlée dans un four. Son père parti pour le tour du monde, jamais revenu.
Ujine ne pouvait plus s’en passer. Elle savait courir, sauter, marcher, attendre, perchée sur ses talons de douze centimètres, appuyée sur le bout des orteils. Elle pouvait tout, oui, elle pouvait tout faire. Ben, son petit ami du moment, se moquait un peu. « Comment vous faites, les nanas, pour tenir en équilibre là-dessus ? » Lui, avec ses éternelles baskets, des trucs rouge et blanc comme des bottines de scaphandrier. Il lui arrivait à l’épaule. « C’est ce qu’on sait faire de mieux, nous les nanas, comme tu dis, tu n’étais pas au courant ? »
Dans le métro, en retard pour les cours comme toujours, en retard pour le boulot au salon Ambassador à l’aéroport, pour accueillir les P-DG, les Parfumeurs, les Cosmétiques. Elle descendait les marches, elle les remontait deux par deux, les talons bloqués contre le nez de marche, elle courait sur les pavés mouillés, à travers les chaussées craquelées, sur la terre caillouteuse des chantiers. Mais elle n’aimait pas les tapis mous et parfois elle était prise au piège des grilles de débordement, et les terrasses en caillebotis étaient ses ennemies. Les employeurs lui pardonnaient, ils l’aimaient bien parce qu’elle avait ce type eurasien, les cheveux clairs et les yeux obliques, et qu’elle était mince comme une liane, ça faisait bien dans les salons, ils disaient qu’elle portait bien les robes fourreau noires. « Pourquoi tu crois qu’on t’engage, hein ? Parce que tu es jolie, voilà, mais ça ne te dispense pas d’être à l’heure. »
Chaque matin. Se lever, poser la plante du pied sur le carrelage froid. Après le sommeil (l’amour, le rêve). « Bonjour ! » L’étonnement du premier contact. Les doigts recroquevillés sur le pavé. Marcher. « Tu marches avec les talons ! » Les mots de cette vieille, une vieille fille sans aucun doute. C’était le premier appartement d’Ujine, un studio au cinquième sans ascenseur, c’était si bon et si enivrant la liberté, ne plus avoir à répondre à personne, ne plus supporter les vannes de son frère, les reproches de son père. Mais la vieille au quatrième, juste en dessous — une prof de lettres, mal lunée, mal fagotée, mal baisée. Elle l’attendait derrière sa porte et, quand Ujine passait, elle l’interpellait, elle lui barrait le passage avec son bras maigre, elle la touchait du bout de ses doigts froids. « Un instant, mademoiselle ! » Un peu effrayante malgré sa maigreur et sa petite taille, ses cheveux teints en roussâtre, ses yeux gris pareils à des boutons de fièvre. « Je voudrais vous faire une observation. » Des années qu’Ujine n’avait pas eu peur d’une prof, elle repensait sans doute à Mlle Doux qui ne portait pas bien son nom, méchante, rusée, hargneuse, ses mauvais points, ses coups de règle sur les doigts, ses doigts crochus qui s’accrochaient aux cheveux des petites filles, les arrachaient très lentement, et Mlle Doux riait de les entendre pleurer à petits cris de souris, haï ! haï ! haï !
« Mademoiselle, est-ce que vous savez que vous marchez sur les talons ? » Avant même une réponse, elle continuait : « À vous voir, mademoiselle, on pourrait penser que vous êtes légère, une vraie sylphide, là, là, avec vos ailes, pfuii ! pfuii ! Mais quand on habite en dessous, boum ! Boum ! Vous devenez un éléphant ! Les talons en avant, et je cogne ! Je piétine ! J’ai des charrues aux pieds ! » Ujine s’était enfuie, elle descendait les escaliers quatre par quatre, la rampe tremblait, et la voix aiguë de Mlle Doux la poursuivait, la rattrapait : « Les talons ! Vous marchez sur les talons ! Sur les talons ! »
Alors Ujine devait vivre pieds nus, même les claquettes faisaient du bruit. Dérouler la plante du pied, lentement, les orteils d’abord, appuyer le talon doucement, dou-ou-ce-ment !
L’amour, c’était inattendu, inespéré.
Elle avait rencontré Samuel alors qu’elle n’y croyait plus. Ça n’avait pas été facile. Il n’allait pas dans les endroits qu’elle avait l’habitude de fréquenter, les bars à sushis, les clubs, les restos. Il ne dansait pas. Il n’aimait pas les karaokés. Il aimait les choses simples, c’est ce qu’il disait. Les promenades au bord de la rivière, sur les chemins de halage. La piscine, mais le soir, quand il n’y avait pas d’enfants. Il aimait en particulier une piscine au décor Belle Époque, carrelée de vert plutôt que de bleu, avec ses petites loggias décorées de fleurs de lotus en mosaïque. Délicatement démodée.