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Enfin, sans raison apparente, aucune vague plus grande que les autres, d’un seul mouvement facile comme un tronc d’arbre qui roule sur lui-même, la pirogue se renverse et tout disparaît.

La prison de Tahiche, à Arrecife, est un grand bâtiment de béton, entouré d’un mur en chicanes, à mi-colline, et s’il n’y avait pas ce mur, Watson imagine qu’il verrait la mer quand les prisonniers sortent s’aérer dans la cour. Il en rêve. Il n’a pas cessé de penser à la mer depuis qu’il est enfermé. Pas seulement la tache bleue infinie qui donnait de l’espoir, autrefois à Gorée, ou le calme océan au sortir de la Langue de Barbarie. Mais la mer qu’il partageait avec Fatou, la mer qu’ils écoutaient dans la chambre rose, très douce et puissante à la fois, l’odeur du corps de Fatou, le parfum de ses vêtements, l’innocence dans ses yeux, l’oubli des souffrances.

La cellule est un cube de 3 × 3 où ils sont entassés à huit, venus de partout, sans papiers, d’eux il ne connaît que les noms, tous imaginaires comme le sien, Samir, Miguel, Hector, Moshé, Ama, Fitzgeraldo, Walter. Et leurs petits rêves de rien, leurs manies, leurs mauvaises blagues dans un mauvais espagnol de taulards, personne ne parle la langue de personne. Mais ils ne sont pas pires que d’autres, peut-être meilleurs, parce qu’ils se sont fait alpaguer par la police, dénoncer, exploiter, et maintenant ils ont peur qu’on les renvoie dans leurs États.

Une fois par jour, sauf le dimanche, ils sont extraits de la cellule, ils marchent le long d’un corridor en arcades, encadrés par les matons, jusqu’à la grande place de terre sèche, sans ombre, sans herbe. La cour est remplie de gens comme eux, vêtus comme eux, leurs vieux pantalons sales, leurs blousons, leurs baskets éculées. Têtes tondues. Quelques hommes âgés portent la barbe, ainsi qu’une poignée de jeunes fanatiques, l’air iranien, c’est ce qu’imagine Watson. Vers quinze heures, ceux-là font la prière ensemble, prosternés dans la cour, pendant que les autres regardent. Un des barbus a accosté Watson à son arrivée : « Are you a Muslim ? — My name is Watson », a répondu Watson, et ça a tout arrêté. Mahama, c’est son secret, cela ne regarde que lui.

Après des mois, le souvenir du naufrage s’est atténué. La nuit, il n’y a plus les affreux cauchemars, le bruit des vagues, du vent, les cris aigus des jeunes en train de se noyer. C’est un grand espace vide qui sépare le présent de la mémoire. Mais le corps est rompu en dix, cent morceaux.

Watson a cessé de parler. Cela s’est fait comme ça, sans décision, un jour la parole s’est arrêtée. Dans la cellule, il a laissé son lit pour s’installer par terre, sur une couverture en guise de tapis, à côté de la fenêtre en meurtrière. Une fois par jour, le soleil entre par l’étroite fente dans le mur en béton, le rayon jaune avance lentement, une bande verticale qui accroche les poussières. Les autres détenus parlent, jouent aux cartes, chantent.

L’après-midi, quand il n’y a pas de sortie, certains font leur prière, tournés vers la fenêtre. Watson reste immobile, accroupi par terre, la tête tournée vers la bande de lumière. Dans la cellule, cela sent la sueur, l’urine, et cette odeur que Watson ne peut pas oublier, l’odeur de la mer mêlée au gasoil, l’odeur de la mort. Quand il est sorti de l’hôpital de Lanzarote, les policiers l’ont mené à la morgue, pour qu’il voie les dix-huit corps allongés sur des civières, leur visage marqué par la mort et par le froid du frigo, leurs habits raidis, leurs pieds nus, portant à la cheville gauche une étiquette avec une date. Les policiers lui ont crié des questions, leurs noms, leur pays, leur famille, mais lui n’avait rien à leur dire. Il ne savait rien d’eux. Il a reconnu le vieux pilote, son visage était couleur de cendre, la mer avait emporté son turban. Les jeunes gens paraissaient endormis. L’odeur du formaldéhyde lui a donné envie de vomir, les policiers étaient masqués. Ils ont continué à crier leurs questions. Watson se souvenait qu’ils étaient montés dans la pirogue à Saint-Louis, ils avaient poussé des cris de joie quand ils avaient passé la Langue de Barbarie au crépuscule. Pour lui, le bruit de la mer n’a pas cessé, les vagues monstrueuses, bavantes, écumantes, et le ciel parfaitement, interminablement bleu. Difficilement bleu, Dificilmente azul, Watson se souvient d’un titre, un vieux roman corné sur la table du Centre Cervantès, quand il voulait prendre des cours d’espagnol. Watson ne sait plus rien que des bribes, il connaît seulement le visage de Fatou, le regard de Fatou, l’odeur de sa peau dans la chambre chauffée par le soleil. Il ne répond plus, les policiers le ramènent à sa cellule. La sixième chambre de l’Audience provinciale de Las Palmas l’interroge, le menace, l’avocat du gouvernement demande l’exemple, vingt ans sans pardon, pour avoir mené à la mort les dix-huit passagers de la patera, Watson reste immobile, il n’écoute plus l’interprète qui lui parle en anglais. Il est assis dans la cellule, quand vient l’heure de sortir il reste immobile dans la cour sèche, il se tourne vers le soleil. La cellule de Tahiche sent l’urine, il n’y a pas de fosse d’aisances, la canalisation est bouchée, il faut pisser dans des jerrycans en plastique, et les prisonniers vont les vider à tour de rôle dans un puits dans la cour. Il faut se retenir, déposer les excréments dans l’unique fosse, creusée à même le sol. La nuit, Watson se serre contre le mur, sous la meurtrière. Il n’y a plus de vitre, le froid de la nuit descend sur son visage, le rend insensible. Il écoute la mer. C’est peut-être le bruit des voitures sur la route en corniche, ou bien la respiration des hommes dans la cellule. Il ne dort pas, il croit qu’il n’a pas dormi depuis des mois, des années. Simplement, c’est le jour, puis la nuit, puis le jour à nouveau. Les vagues se brisent sur la plage de Teguise, sur les blocs de lave qui servent de défense, une après l’autre, entraînant avec elles les illusions perdues.

Fatou vit à Barsa, dans le quartier du Port. Elle a d’abord partagé une chambre d’hôtel avec Sita, puis quand Sita a rencontré un homme avec qui elle est allée vivre, Fatou s’est installée sous les toits, dans un vieil immeuble de la Carrer d’En Roig, derrière le marché San José. Elle travaille comme femme de chambre dans l’hôtel des Conférenciers à quelques rues de là. Quand elle a fini son travail, Fatou marche dans les rues, au hasard. Elle marche sur la Rambla, la Rambla del Ravel, elle va jusqu’au port, ou parfois elle prend un bus pour Montjuic, ou encore à la zone franche, là où se trouve la prison de la Veneda, elle reste devant la porte avec d’autres femmes, comme si Watson allait sortir. Une fois, elle a fait une demande de visite, elle a rempli une fiche, avec le nom de Watson, et à la rubrique « parenté » elle a marqué « époux ». Elle a attendu dans l’antichambre, par la porte entrouverte elle a vu passer des prisonniers, vêtus de jaune, et les gardiens en uniforme, les hommes ont des visages sombres, ils gardent les yeux baissés, ils sont faméliques. Puis est venue la réponse, une surveillante lui a dit avec indifférence : « Aucun détenu de ce nom ici. »