La chambre de Fatou est au bout d’un couloir sans lumière. À mi-chemin, il y a un W.-C. commun à l’étage. Les autres chambres sont occupées par des immigrants sans papiers qui travaillent sur les chantiers de construction. D’autres n’ont pas de boulot, ou peut-être qu’ils sont petits délinquants, vendeurs de shit. Fatou ne leur parle jamais. À côté d’elle vit un légal, c’est un grand Sud-Américain avec un joli visage et une peau couleur de miel, qu’on appelle le Zambo, parce qu’il est mélangé de Noir et d’Indien d’Amérique. Il est gentil et doux, et serviable, il prête sa carte d’identité ou il aide les autres à trouver des papiers. Fatou l’aime bien, elle lui parle souvent dans le couloir, quand elle revient du travail et que lui s’apprête à sortir. Il y a si longtemps que le Zambo est ici qu’il mélange le portugais, l’espagnol et le catalan, mais Fatou a appris à parler comme lui. Il l’appelle minha deusa, minha rainha, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Fatou a bien compris qu’il est puto, qu’il tapine dans les rues autour du port, mais ça lui est égal. De temps à autre elle lui rend visite dans sa chambre, elle boit un soda avec lui. Son intérieur est rangé et propre comme chez une jeune fille, décoré de photos de lui et de sa famille au Brésil, et de poupées blondes. Comme elle lui a parlé un jour de Watson, il lui pose régulièrement la question : « Que noticia do señor ? » Fatou aime bien qu’il parle de Watson en ces termes.
C’est la vie à Barsa, si loin de tout ce qu’elle connaît, un pays étranger où les voyageurs venus de l’autre bout de la planète s’accrochent comme des moules à leur récif, dans la crainte que la prochaine vague les emporte.
Un soir, au bas de la Rambla, Fatou a aperçu le Zambo. Il semblait quelqu’un d’autre, il n’avait plus la grâce de l’adolescent perdu. Il était debout à l’entrée d’un bar, avec d’autres garçons habillés en filles. Lui était vêtu d’un pantalon moulant en vinyle et d’une blouse échancrée, malgré le froid de l’hiver. Ses yeux étaient entourés d’un trait au charbon. Un instant, il a regardé dans sa direction, sans la voir, une expression étrange sur son visage, sa bouche gonflée d’un rouge violent, un prince de l’ennui. L’instant d’après, une dispute a éclaté, et sa voix est devenue hideuse, aiguë, pleine d’insultes, maricon, covarde, bastardo !
Fatou est retournée à sa chambre, elle a pleuré cette nuit-là parce qu’elle a pensé qu’elle ne retrouverait jamais Watson, elle était si seule et si faible et cette ville si grande et si brutale, et aucune ville ne le rendrait jamais, aucune ville ne rendrait jamais ceux qui s’étaient perdus.
Pourtant, c’est du Zambo qu’est venue la nouvelle. Un dimanche soir qu’il ne travaillait pas, il a toqué à sa porte : « Viens, minha rainha, tenho noticia para te, voce senor. » Il avait allumé l’écran de son ordinateur sur une page en espagnol qui racontait le naufrage d’une paiera aux îles Canaries. L’article du Diario de Las Palmas ne donnait pas de noms, mais la date correspondait. Fatou s’est effondrée en larmes. « Alors il est mort là-bas, il s’est noyé ! » Mais le Zambo l’a consolée : « No, no, minha ermao, vaya, e vivo, e inteiro ! » Ils ont parlé longuement, et Fatou ne demandait qu’à croire à ce qu’il disait, qu’il y avait des survivants, il fallait partir pour les îles, là-bas elle allait le retrouver, il l’attendait !
Le Zambo a procuré à Fatou une carte d’immigrant légal, il l’a faite à son nom propre, en disant qu’elle était sa petite sœur. Il a acheté sur Internet son billet d’avion aller-retour pour Las Palmas. Fatou était tellement angoissée que le Zambo lui a proposé d’aller avec elle, mais c’était pour rire. Fatou s’est décidée. C’était de la magie, un don de Dieu, un miracle. Le Zambo avait reçu une intuition de l’au-delà, une vision, et l’écran de son ordinateur s’était allumé sur la page du naufrage ! Elle est partie trois jours plus tard, le Zambo l’a accompagnée à l’aéroport de Gijón. Il l’a serrée dans ses bras, c’était la première fois, Fatou a senti les muscles de son dos, les agrafes de son soutien-gorge, et une sorte de corset qu’il portait sur les reins, il se plaignait toujours des douleurs dans son dos. « Vaya, minha ermao, minha rainha ! » Il avait la voix étranglée par l’émotion, Fatou s’apercevait qu’il avait été son seul ami dans cette ville. Quand elle lui a dit qu’elle reviendrait un jour, qu’ils se reverraient, le Zambo s’est presque mis en colère : « Mai, vai e nunca mais, que aqui es l’infern, vai embora minha, vejo voce nao minha ermao, adeus ! » Et ç’a été la seule fois, la dernière fois que Fatou a parlé à quelqu’un, dans cette grande ville de Barsa.
C’est l’hiver, la plage grise est solitaire, seulement quelques oiseaux qui sont debout dans la langue d’écume, à attendre. Aussi quelques touristes sporadiques, un couple qu’on peut identifier comme des retraités anglais, lui un peu ventripotent, le cou raide et la démarche fonctionnelle, elle encore jolie mais grassouillette, engoncée dans une confortable doudoune. Ils font un tour sur la plage, frileux dans le vent du nord, ils prennent des photos, puis ils retournent vers leur hôtel. Ils marchent entre les barques de pêche abandonnées.
La mer est mauvaise, comme il y a un an en février, le jour du naufrage. Les vagues vertes courent vers le rivage en hérissant leur crinière, puis s’effondrent sur la plage, un grondement grave et puissant qui emplit le ciel et la terre. Watson est couché dans le sable, les genoux remontés vers sa poitrine, la tête appuyée sur le ventre de Fatou. Est-ce qu’il dort ? Il a les yeux ouverts, il regarde le ciel bleu sombre où filent les nuages. Depuis si longtemps il n’a pas vraiment dormi. Fatou pense qu’il ressemble à un enfant. Il est fragile et maigre. À l’infirmerie de Tahiche, l’interne a dit que ça fait quelque temps qu’il refuse de manger. Sans raison, sans demander rien à personne, un jour il n’a plus touché à sa ration de riz-poisson, aux fruits, au pain. Les codétenus ont mangé sa part, et lui ne les regardait même pas. Il buvait un peu d’eau, c’est tout Quand Fatou est venue à la prison, Watson était sous perfusion. Elle a parlé, elle a fait le siège de l’administration, des assistantes sociales, des conseillères. Grâce à la carte de séjour au nom du Zambo, on l’a écoutée. Elle a inventé un voyage depuis le Brésil, une enquête auprès de la police, des journaux. Elle a parlé de Mahama, de sa vie à Gorée, elle a donné les noms des passeurs, leurs itinéraires, elle a dénoncé Omar le Philosophe, le soi-disant Simon Frantz Fanon Taylor. L’argent qu’il perçoit des jeunes candidats au voyage, le mensonge qu’il raconte sur Barsa ou barsaq, Barcelone ou la Mort.
Comme ils ne savaient pas quoi faire de Mahama-Watson, ils le lui ont rendu. Ils avaient peur qu’il finisse par mourir, déjà huit morts dans la nouvelle prison de Tahiche, les organismes non gouvernementaux étaient à l’affût du scandale, les Jail-Watchers, Noborder.org, Earth-times, Gabriel del Grande, et les journaux, La Opinion, El Dia, Tenerife News, tous prêts à en parler sur la Toile, des têtes tomberaient.
Fatou a trouvé du travail aux Cèdres, une résidence pour Anglais oisifs à Los Cocoteros, une petite chambre dans les dépendances. Comme le lit était trop étroit, elle a mis deux matelas à même le sol. C’est là que Watson a passé ses premiers jours de liberté, sans sortir, presque sans bouger, sauf pour aller à la salle de bains commune de l’autre côté du bloc. La nuit, le vent de la mer souffle dans les palmes, c’est comme autrefois à Gorée, dans la chambre rose. Fatou écoute la respiration de Watson, elle ne pense à rien, surtout pas à l’avenir. Elle pense seulement à l’instant où Watson se réveillera. Chaque partie de son corps et de son âme reprendra vie. Il sera à nouveau entier, comme disait le Zambo. La tête, les yeux, les oreilles, les lèvres. Les épaules, le dos, les bras, les mains, le sexe. Il n’a besoin de rien d’autre, seulement des mains dures et chaudes de Fatou sur sa peau. Ils ne se sépareront plus, ils resteront ensemble à jamais, jusqu’à la vieillesse.