L’ARBRE YAMA
Tout ce dont Mari se souvient, à propos de Yama, c’est d’une chanson, une berceuse triste et monotone, sans paroles, juste des sons, ru rurururu ru, ru rurururu ru, rururu rururu ru, qui allait avec le sommeil. Après, il y a eu la guerre. La guerre, c’est la grande rivière Mano qu’on traverse pour fuir les assassins, et qu’on ne franchira plus jamais en sens inverse. Tout ce qu’on laisse de l’autre côté, il faut l’oublier. Yama appartenait au monde ancien, comme son nom mandinka. Ce que Mari sait de sa grand-mère, et de sa mère, c’est ce que sa tante Kona lui a raconté. Que sa mère est morte quelques semaines après l’avoir mise au monde et que c’est sa grand-mère Yama qui l’a prise dans ses bras et a marché à travers la forêt, jusqu’au grand fleuve. Jusqu’à l’arbre.
Il n’y a pas de photo de Yama, pas une image, pas un souvenir, pas un bijou, pas même un bout de sa robe. Seulement cette berceuse, cette vieille chanson monotone du temps jadis, qui dit : dors, enfant, dors sinon le diable t’emportera, dors sinon l’enfant accroché à l’arbre tombera, le vent l’emportera. Ce sont les paroles que Kona lui a apprises. Mais Mari ne se souvient que du bruit du vent, le rururu du vent qui endort les yeux.
Un jour, quand elle a eu dix ans, Mari s’est échappée et elle a marché tout le jour jusqu’à l’arbre. Elle n’est revenue qu’à la nuit.
« Où étais-tu ? demandent les autres enfants. Ta tante Kona t’a cherchée.
— J’étais allée voir ma grand-mère.
— Où étais-tu ? Nous t’avons cherchée, dit sévèrement Kona.
— J’étais chez Yama, répond Mari.
— Ta grand-mère est morte depuis longtemps », dit Kona.
Mari n’écoute pas. Plusieurs fois elle est retournée jusqu’à l’arbre. Elle a manqué l’école, elle a marché à travers la savane de hautes herbes, jusqu’à la rivière. Elle a regardé l’arbre si grand et si fort qu’il semble accrocher les nuages.
Elle ne sait pas le nom de l’arbre, ni son âge, ni comment il a poussé là. Il est seul de son espèce au milieu de la savane sèche, non loin d’une petite rivière. Il était là avant tout le monde, avant même que les hommes aient construit le village de Kalango. Avant les champs et les brûlis. C’est pourquoi les hommes l’ont épargné, ou bien l’ont oublié. Pendant la guerre, les soldats de Taylor ont envoyé des bombes incendiaires, les avions sont passés au-dessus de la forêt, les autres arbres et les animaux ont disparu, mais lui est resté. Il est vieux et généreux, et puissant, il durera toujours, Mari en est sûre.
Quand Mari arrive, c’est un rituel. Elle va droit à l’arbre et, pour le saluer (Boa marné, beva bi ?), elle pose ses mains sur le tronc. La peau de l’arbre est très lisse, comme celle des mains des vieilles femmes. Striée de petites rides verticales, parsemée de verrues, de taches, de cicatrices. Elle appuie sa joue contre le tronc, elle pose son front sur l’écorce, pour sentir sa fraîcheur. Elle met son oreille contre sa peau, pour entendre le bruit de la sève qui coule en lui. Cela fait une légère vibration, Mari la sent par la peau de son visage, par tout son corps quand elle écarte les bras et se colle contre lui.
À l’école, le professeur a expliqué la vie des arbres, comment ils respirent par leurs feuilles, comment ils se nourrissent sous la terre, et leur sang qui circule sous l’écorce. Il a parlé aussi des cercles qui s’ajoutent chaque année, au centre de leur corps. Mari sait bien que leur cœur est vide. Lorsqu’elle a commencé à rendre visite à l’arbre Yama, elle était avec sa tante Kona et son oncle Abo. Elle était encore très petite et timorée, elle serrait la main de sa tante sans la lâcher. Kona s’est moquée d’elle : « Tu es peureuse, de quoi as-tu peur ? Il n’y a pas de léopard qui va te manger. » Mais l’enfant regardait avec des yeux effrayés l’ouverture au pied de l’arbre, un grand trou noir en forme de triangle renversé entre les racines.
Maintenant, Mari s’est habituée. Chaque fois qu’elle peut, elle court à travers les herbes de la savane jusqu’à la rivière, elle court pieds nus au milieu des termitières, jusqu’à la clairière où se tient l’arbre. Elle s’apaise quand elle aperçoit le tronc puissant, les branches sombres écartées comme des bras. Le matin il y a beaucoup d’oiseaux dans ses branches, des ibis blancs, des corbeaux, ou des bandes d’oiseaux minuscules, parfois si nombreux que le feuillage de l’arbre s’agite. C’est ce moment que Mari aime, lorsqu’elle s’approche de l’arbre, et qu’elle sent sa vie, en lui, autour de lui, comme une ville d’animaux dont il est la seule maison.
« Arbre, arbre Yama », dit-elle. Elle le salue à sa façon, non pas en se prosternant comme pour une personne âgée et respectable, les yeux baissés, mais elle le regarde bien droit, les bras écartés, les mains ouvertes.
Ensuite elle entre dans l’arbre. La première fois qu’elle est entrée, c’était quand elle avait commencé la grande école, où l’on apprend à lire et à compter. Elle avait un uniforme, une jupe écossaise bleu et vert, une blouse blanche, et une paire de souliers vernis tout neufs. Pour ne pas abîmer ses vêtements, Mari s’est déshabillée, elle a posé ses souliers à l’entrée, et elle s’est glissée par l’ouverture à l’intérieur de l’arbre.
Dehors le soleil brûlait dans un ciel sans nuages. Tout était arrêté dans la chaleur, les oiseaux, les insectes, le vent. Mais à l’intérieur de l’arbre l’air était frais, et Mari a frissonné. « Yama, c’est moi, ta petite-fille, a soufflé Mari. Laisse-moi entrer, ça fait longtemps que je le désire, accueille-moi, je t’en prie. »
D’abord, elle ne voyait rien. Puis, quand ses yeux se sont habitués à la pénombre, elle s’est rendu compte que l’intérieur de l’arbre était beaucoup plus grand qu’elle n’avait imaginé, cela faisait comme une grotte, aux murs très hauts, qui se rejoignaient en formant une cheminée. La lumière du jour entrait par cette ouverture, tamisée par les larges feuilles, une lumière un peu bleue, un peu verte, très douce. Les parois étaient lisses, non pas striées de rides comme à l’extérieur, mais polies et brillantes comme la pierre, et quand Mari a posé ses paumes sur le bois, elle a ressenti une impression de plaisir qui l’a rassurée. « C’est beau ta maison, Yama », a dit Mari. Elle parlait à voix basse pour ne pas troubler sa paix.
Elle s’est assise par terre, et le sol était doux et frais, un tapis de feuilles et de sciure de bois. Mari sentait son corps se calmer, la brûlure de l’air disparaissait, la peur aussi. Par la porte elle voyait le monde extérieur, très loin, différent, sans menace. Elle est restée longtemps, puis à la nuit tombante elle est partie, parce qu’elle se souvenait de ce que sa tante Kona avait dit au sujet du léopard.
À la maison, sa tante et son oncle l’attendaient.
« Où étais-tu, enfant ? » a demandé Abo.
Mari a répondu : « J’étais dans la maison de Mamé Yama. »
Son oncle l’a giflée, mais Kona s’est interposée.
« Elle ne ment pas, c’est l’arbre où sa grand-mère l’a cachée quand elle était un bébé, c’est le chagrin qui parle par sa bouche. »