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Mais Mari ne sentait pas de chagrin, juste de la reconnaissance pour sa tante qui avait pris sa défense.

Malgré l’interdiction elle est retournée souvent à l’arbre, les jours de congé quand tout est endormi de chaleur dans la savane. Elle laisse ses habits à l’entrée de l’arbre, et elle met de vieux vêtements, pour ne pas se salir. Elle enfile une robe marron en haillons, il lui semble qu’ainsi vêtue elle ressemble davantage à l’arbre, et que Yama doit aimer cela.

Les années ont passé. Mari est devenue une jeune fille, et pour parfaire son éducation sa tante Kona et son oncle Abo ont décidé de l’envoyer à la ville pour passer son certificat de fin d’études. C’est une pension sévère tenue par des religieuses catholiques, Our Lady of Fatima, une grande maison blanche entourée de palmiers, au bord d’une route bruyante. Au début, Mari s’est sentie très seule, prisonnière de cette maison, de ces classes, au milieu de toutes ces filles riches. Elle haïssait son uniforme, la jupe bleu foncé et le chemisier blanc, les chaussettes de laine et les chaussures noires qui écrasaient ses orteils. L’après-midi, au lieu de jouer au ballon avec les autres pensionnaires, Mari s’asseyait sur une marche et elle détaillait ses souvenirs, la savane, la forêt et l’arbre Yama. Ici les seuls arbres étaient maigrelets, des jacarandas, des acacias épineux qui faisaient une ombre pâle, ou bien ces palmiers immobiles, imbéciles, avec leurs touffes de cheveux tressés. Elle se sentait inutile, petite et très noire, pareille à un insecte abandonné au soleil sur une route brûlante. Et toutes ces filles d’Our Lady of Fatima, les religieuses asiatiques, le prof de gym ou de maths qui semblaient eux aussi des insectes grouillants et dérisoires.

Puis elle s’est un peu habituée. Parmi les pensionnaires, elle a remarqué une fille étrangère, non pas d’un village, mais d’un pays lointain, une Libanaise au teint cireux et aux yeux verts, qui s’appelait Esmée. Avec elle, Mari parlait pendant les récréations, ou bien le soir, dans le dortoir. Esmée était asthmatique, et pour cela dispensée de gymnastique, et Mari restait à côté d’elle, assise sur un banc pendant que les autres criaient et jouaient à la balle. Esmée parlait de son pays, de son père qui voyageait beaucoup, parce qu’il achetait et vendait des diamants aux quatre coins du monde. Sa mère était séparée de son père, elle vivait au Liban avec un autre homme, Esmée ne la voyait jamais. En somme Esmée était un peu comme Mari, une orpheline.

Mari a parlé de l’arbre, près de la rivière, là-bas, au pays. Elle aurait aimé que cette fille cosmopolite s’intéressât à elle, à son arbre. « Comment s’appelle-t-il ? » Esmée voulait sans doute connaître l’espèce de l’arbre, son nom latin. Mari a répondu : « Tu ne le répéteras pas ? Il s’appelle Yama, c’est le nom de ma grand-mère. » Esmée a compris que c’était important, elle a pris la main de Mari, elle a dit : « Je voudrais bien le connaître, tu m’emmèneras un jour ? » C’était dans le genre d’un pacte, et à partir de ce jour Mari et Esmée sont vraiment devenues des amies.

Les jours de congé, comme Mari ne pouvait pas retourner chez sa tante, Esmée l’invitait dans la maison de son père, une belle grande villa dans le quartier des ambassades, près de la mer. La maison était au centre d’un jardin entouré de hauts murs, avec une piscine bleue. Jamais Mari n’avait rien connu d’aussi beau. La première fois qu’elle est entrée dans le jardin et qu’elle a vu la villa, elle s’est écriée naïvement : « Un palais ! » Cela a fait sourire Esmée.

Jibril Stefan, le père d’Esmée, était un petit homme nerveux, au regard inquiet. Il perdait ses cheveux sur le sommet du crâne, Esmée avait raconté qu’il essayait de cacher sa calvitie en ramenant les mèches sur le devant. En dehors de son business avec les diamants, il s’adonnait à sa passion pour la photo. Il a fait visiter à Mari son studio, la chambre obscure où il révélait lui-même ses clichés sur de grandes feuilles qu’il plongeait dans un bain d’acide avant de les suspendre à un fil au moyen de pinces à linge.

La grande salle de réception de la villa, de plain-pied avec le jardin, était décorée avec ses photos, des paysages africains, des scènes de rue, des portraits de femmes. Dans les W.-C. Mari a découvert une grande photo d’une femme africaine entièrement nue de face, elle n’a pas pu s’empêcher de faire la réflexion à Esmée : « Qui est cette femme ? » Esmée a haussé les épaules : « Personne, une pute, je crois. » C’était la première fois que Mari voyait une photo de ce genre. Cette femme la choquait, c’était une femme d’un certain âge, la quarantaine peut-être, aux seins lourds, face à l’objectif, les mains posées sur ses hanches larges, les jambes massives un peu écartées, le sexe revêtu d’une toison noire et frisée. « Mon père dit que c’est le portrait de l’Afrique. » Mari s’est sentie offensée : « Ton père dit n’importe quoi, c’est juste une femme, une prostituée. » Elle a eu envie de dire quelque chose de désagréable : « Il a dû bien la payer. » Mais elle s’est tue. Après tout, les peintres aussi couchaient avec leurs modèles.

Mari est revenue souvent à la villa Stefan. Elle passait certains après-midi dans la chambre d’Esmée, à papoter, à rire, à écouter de la musique. Vers le soir, avant la nuit, elles allaient se baigner dans la piscine chauffée par le soleil, en poussant des cris quand les punaises d’eau les mordaient. L’air était doux, les merles jasaient dans les arbres, et les grandes chauves-souris rouges commençaient leur ballet autour du jardin.

Pour son anniversaire Esmée (elle avait dix-sept ans) a eu droit à une grande fête. C’étaient les vacances d’été, pour la première fois Mari a refusé de retourner au village, elle a prétexté les examens, la préparation de l’entrée au collège (elle était candidate à une bourse américaine). M. Jibril Stefan était absent, en train de vendre ses diamants en Israël, comme d’habitude il avait laissé la garde de sa fille à la cuisinière philippine du nom d’Emma Jo, et au jardinier, un grand bonhomme alcoolique qu’on appelait Dada. La fête a duré plusieurs jours et plusieurs nuits, les garçons du Lycée américain et les filles d’Our Lady avaient envahi la maison et le jardin, à boire, à fumer, à flirter. La musique gueulait, et quelques filles étaient déjà hystériques et saoules. Pour la première fois Mari a fumé un joint. Un garçon du Lycée américain nommé Seymour faisait circuler les mégots, un petit groupe s’était réuni au fond du jardin, à côté de la cage du chien. Mari a aspiré la fumée, elle a bu des verres de vodka, et elle est allée vomir dans la buanderie au fond du jardin, dans le lavoir. La musique faisait ses coups rythmés dans la terre, le chien John Rambo hurlait. Le grand Dada avait bu comme d’habitude, il arpentait le jardin en écartant ses bras immenses, en criant : « Pikni ! Pikni ! Faites attention ! Je vais le dire à Mister Stefan ! » Mais ça faisait rire les jeunes : « Dada ! Viens boire avec nous ! » Esmée avait disparu dans la villa avec son flirt, un garçon anglais roux comme elle. Mari est restée dans le jardin avec Seymour. C’était un métis aux yeux verts, gentil et protecteur, Mari s’est laissée aller dans ses bras, elle s’est à moitié endormie pendant qu’il caressait sa joue. Elle a trouvé que c’était plutôt romantique, pas effrayant du tout.

C’est au cours de cet été 2003 que les choses se sont gâtées. On parlait de la guerre, mais c’était loin, ailleurs, c’était de l’histoire ancienne. Les rebelles avaient lancé des attaques, dans le nord, à l’ouest, les forces internationales allaient sûrement résoudre les problèmes. La saison des pluies faisait peser un ciel noir sur la ville, à partir de quatre heures de l’après-midi la pluie tombait à verse, les rues étaient inondées, et il faisait si sombre qu’il fallait allumer les lampes. Les filles restaient sous la varangue à regarder les gouttes tomber dans la piscine sale. Elles parlaient de la situation politique. Esmée avait reçu un coup de fil de son père, il était bloqué en France, l’aéroport était fermé au trafic civil. Il avait recommandé de ne plus sortir. Il avait demandé à Dada de les protéger, mais Esmée n’y croyait pas.