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« Tu vois Dada ? Il a l’air gentil et dévoué comme ça, mais s’il doit nous trancher la gorge pour sauver sa peau, il le fera sans hésiter. » Emma Jo, en revanche, semblait participer à l’angoisse générale. Elle se lamentait, elle ne faisait plus à manger que du riz blanc avec des conserves.

Mari, elle, n’avait pas de nouvelles du village. Les rebelles étaient peut-être déjà maîtres du terrain. On disait qu’ils avaient recruté une armée de fanatiques, pour la plupart des hommes très jeunes, presque des enfants, qui se droguaient à la cocaïne mêlée à de la poudre de fusil, et qu’ils violaient et tuaient tous les gens qu’ils rencontraient, qu’ils leur coupaient les bras pour leur interdire de se battre.

Dans la ville, pourtant, on ne percevait rien de cette violence. À peine, de temps en temps, une sirène de la police, ou bien des détonations loin, par-dessus les arbres, qui faisaient envoler les pigeons, mais ç’aurait aussi bien pu être des volées de pétards. La télévision ne fonctionnait plus, et à la radio on entendait des nouvelles contradictoires. Les forces gouvernementales ceci, les rebelles cela, des discours incohérents. Les filles n’allumaient même plus le poste.

Un matin, les bombardements ont commencé. Mari a cru que c’était l’orage, mais le ciel était sans nuages. Bientôt les explosions ont ébranlé le sol, et il n’y a plus eu de courant. Dada est arrivé, il est entré dans la maison en gesticulant : « Vite, vite, allez à l’école, vite ! » Il tremblait, il bafouillait. Esmée a essayé de le faire parler, mais il se contentait de la tirer par le bras : « Allez à l’école, Miss, allez vite ! »

Dans la rue, les gens couraient dans tous les sens. Il n’y avait pas d’autos ni de bus depuis des jours parce que l’essence avait été réquisitionnée pour l’armée. Les vautours tournoyaient très haut dans le ciel. Esmée marchait aussi vite qu’elle pouvait, mais sa respiration sifflait, et bientôt elle s’est arrêtée et elle s’est assise par terre sur la chaussée. Mari avait beau lui parler, elle restait pliée en deux pour reprendre son souffle. Alors Dada l’a soulevée et, d’un seul mouvement comme si elle n’était qu’un sac de chiffons, il l’a mise sur son épaule. Malgré le tragique de la situation, Esmée riait d’être cahotée sur l’épaule du géant : « Arrête, Dada, arrête, tu me fais mal ! » Mais Dada continuait de courir, il l’emportait comme un butin, et Mari courait après eux.

À Our Lady of Fatima, la plus grande confusion régnait. Les filles s’étaient massées sur la pelouse, mais le bâtiment restait portes fermées. Quelques surveillants étaient là pour faire l’ordre, sans succès, essayant de regrouper les élèves par classes, les 6e, 5e et 4e d’un côté, les grandes de l’autre, M. le Proviseur sera là dans un instant, la mère supérieure a donné ses instructions pour la prière. C’était un samedi de vacances comme un autre, il n’avait pas plu depuis la veille, l’herbe de la pelouse étincelait au soleil. Mari observait les vautours qui traçaient leurs cercles dans le ciel, elle avait envie de dire à Esmée : « Tant qu’ils volent, rien ne peut nous arriver. » Esmée les détestait. Elle avait raconté que, lorsqu’elle accompagnait son père en auto dans la campagne, ils s’arrêtaient de temps en temps pour que son père tire à la carabine sur les vautours. « Pourquoi ? Ils sont des anges gardiens », avait répondu Mari. « Des anges ! Ils sont laids, ils ont des ailes grises, on dirait des chauves-souris ! » Mari avait été contente de savoir que M. Stefan n’avait jamais réussi à en tuer un seul, ils volaient trop haut.

On n’entendait plus de détonations. Peut-être que les rebelles avaient été repoussés ? Ou bien c’était le silence avant la tempête. Comme la mer qui se retire avant la vague.

Les filles se sont assises dans l’herbe, à l’ombre des jacarandas. C’aurait pu être un pique-nique, sauf que personne n’avait apporté à boire ou à manger. Vers quinze heures, un quatre-quatre s’est arrêté et deux surveillants accompagnés d’un prof de gym ont distribué des bouteilles d’eau en plastique, à raison d’une bouteille pour deux élèves. Un peu plus tard, un autre quatre-quatre blanc des Nations unies est arrivé, et en sont descendus des Africains en treillis de combat, armés de fusils-mitrailleurs AK, Esmée a dit qu’ils étaient nigérians, parce qu’elle reconnaissait leur accent. Ils parlaient fort, en criant presque, les surveillants leur répondaient de même. Esmée est allée aux nouvelles, elle est revenue en racontant que c’était contradictoire, les soldats disaient qu’il fallait aller à la plage, près du port, pour une évacuation, les surveillants refusaient à cause du danger. Mari a dit : « Peut-être qu’on devrait retourner à la villa ?

Il n’y aura plus rien aujourd’hui, et je n’ai pas envie de passer la nuit ici. »

Elles ont retrouvé Dada, et ensemble ils ont marché vers le quartier des ambassades. C’était étrange, parce que durant cette journée beaucoup de choses semblaient avoir changé dans la ville. Les rues étaient désertes, les maisons abandonnées, avec des carreaux cassés, les portails enfoncés par des voitures-béliers. Longeant le mur de l’ambassade des États-Unis, les filles ont été effrayées de voir que la plupart des vitres étaient brisées et qu’il y avait des traces d’incendie sur la façade. Mais la porte était gardée par des soldats en armes, le fusil-mitrailleur à la hanche. Ils n’ont pas bronché quand Esmée et Mari sont passées devant eux, mais à Dada ils ont crié quelque chose en langue kran, et ça devait être grossier parce que Dada s’est fâché et qu’eux ont ricané. Dada poussait les jeunes filles un peu brutalement comme si c’étaient des chèvres. La peur le faisait transpirer, et en le voyant Mari a compris d’un coup qu’elles risquaient leur vie, et que Dada ne serait pas très utile pour les protéger.

La villa Stefan avait été pillée. Emma Jo avait disparu, elle s’était sans doute enfuie dès que les filles avaient quitté la maison pour se rendre à l’école. Dans la cour, on voyait des habits, des meubles brisés, des bouteilles vides, des bouquins pêle-mêle. Les pillards avaient défoncé les portes, démoli les placards, emporté les lits et les matelas. Ils avaient vidé le réfrigérateur, jeté ce dont ils ne voulaient pas, les boîtes d’oatmeal, l’huile, les croquettes pour chiens. La cage de John Rambo était ouverte, mais il n’y avait plus trace du chien. Alors Esmée, qui avait jusque-là gardé son sang-froid, s’est mise à pleurer : « Mon chien, qu’est-ce qu’ils ont fait de mon chien ? Pourquoi ils l’ont emmené ? » Dada n’a pas fait dans la dentelle, il a dit avec sa grosse voix : « Chien-là, c’est bon pour manger, Miss ! » Mari a essayé de la consoler : « Mais non, n’écoute pas Dada, ils ne l’ont pas mangé ! Peut-être qu’il s’est échappé, et il va revenir plus tard. » Esmée restait inconsolable.

À l’intérieur de la villa, Mari a vu toutes les photos du labo par terre. Les pillards avaient fouillé dans les archives de M. Stefan, ils devaient chercher de l’argent, des bijoux. Dans le couloir, sur les carreaux de la salle de séjour, les photos de famille, les portraits, les paysages, les nus. Ils avaient marché sur les clichés, par endroits on voyait la trace boueuse de godillots militaires. Dans un coin, Mari a vu les photos secrètes, que M. Stefan n’avait jamais montrées. Des photos de guerre, terribles, monstrueuses, des enfants aux bras coupés, aux yeux arrachés, des mères éventrées, leur bébé encore relié à leur utérus par le cordon. Pourquoi avait-il ces horreurs chez lui ?