Mari avançait dans la maison vide, les mains tendues en aveugle. Tout à coup elle n’a plus su où elle était, ce qui lui était arrivé, comme si cette très longue journée lui avait fait perdre connaissance.
Esmée était restée à l’entrée, elle était assise par terre au milieu des décombres, devant le grand coffre-fort éventré. C’était dans ce coffre que M. Stefan gardait les diamants de la forêt qu’il revendait aux Hollandais et aux Israéliens. Esmée restait les yeux fixés sur le coffre-fort vide, comme s’il n’y avait rien d’autre à regretter. Mari a senti de la colère, même de la rage. Elle tenait des brassées de clichés de guerre qu’elle a jetées devant Esmée : « Regarde ! Regarde ces photos ! Pourquoi ton père a gardé chez lui ces boucheries, ces — » Elle n’arrivait plus à parler, et elle s’est aperçue que c’était à cause des larmes qui coulaient dans sa bouche, qui emplissaient sa gorge. Esmée pleurait aussi, mais elle n’a même pas voulu regarder les photos.
Elles sont restées un bon moment assises par terre, serrées l’une contre l’autre. Mari a réalisé que Dada était parti, lui aussi, et qu’elles étaient seules dans la villa pillée. Elle a senti un frisson d’horreur le long de son dos, elle a repris ses esprits : « Esmée, il faut qu’on parte tout de suite ! S’ils reviennent, ils nous tueront, il faut qu’on aille à la plage, les hélicos des Nations unies nous emmèneront, viens, il faut qu’on s’en aille très vite d’ici, c’est dangereux ! » Esmée la regardait, hébétée. « Mais si mon père vient me chercher… » Mari a répondu durement : « Ton père, il ne viendra pas. Il ne pourra pas arriver, les aéroports sont fermés. Il n’a même plus ses diamants ! »
Elles sont parties en courant à travers les ruelles vides. De temps à autre, on entendait des coups de feu, assez rapprochés, des détonations sèches comme les pétards du jour de l’an, ou bien un camion passait à toute allure au bout de l’avenue, et les filles se cachaient dans les broussailles.
Sur la plage, près du port, trois hélicos attendaient, énormes, avec leurs pales qui pendaient sur la terre. Les soldats des Nations unies avaient fait un cordon, et quand Mari et Esmée se sont présentées, un soldat a parlé à Esmée, il a dit : « Vous, pas elle ! » Et il barrait le passage avec son bâton devant Mari. Esmée est devenue hystérique, elle s’est mise à crier : « Elle aussi, c’est ma sœur, elle vient avec moi ! » Mais les soldats l’ont repoussée, et elle est tombée dans le sable. En même temps, ils faisaient passer des Blancs, des Jaunes, des Café-au-lait, les soldats des Nations unies ne leur demandaient même pas leur passeport. Les Noirs étaient refusés, même une maman avec deux enfants en bas âge, elle avait beau crier qu’elle était américaine, pas africaine, les soldats lui barraient la route avec leurs longs bâtons.
Puis les hélicos ont démarré en soulevant de gros nuages de poussière, et les réfugiés se sont retournés, les femmes se sont enveloppées dans leurs châles. Tout le monde est remonté vers les dunes en haut de la plage. Mari et Esmée se sont retrouvées dans la foule, des gens hirsutes, blancs de poussière, des gosses pleuraient, des femmes criaient, des vieillards tournaient en rond, titubaient. C’est là qu’elles ont passé la nuit, sans dormir, à guetter l’arrivée des rebelles. À l’aube, ce sont des camions civils qui sont arrivés. Ils prenaient des passagers sur leurs plates-formes bâchées, moyennant des dollars. Mari a parlementé avec un chauffeur, et avec Esmée elle est montée sur la plate-forme, elles se sont cachées loin sous la bâche. Esmée la regardait sans comprendre. « On va chez moi, vers Kalango, près de la rivière Mano. Si on reste ici, on sera tuées, surtout toi. » Elle voyait le visage pâle d’Esmée, ses cheveux blond-roux, ses yeux verts. « Tiens, cache-toi avec ça. » Elle lui a donné son foulard noir, et Esmée s’est enveloppée, elle s’est couchée par terre au fond du camion. Sur la plate-forme, il y avait quelques passagères avec leurs enfants, l’air apeuré. Elles allaient essayer de passer la frontière du côté de Bo. Quand le camion a commencé à rouler, Mari a eu un fou rire nerveux. « Ces salopards des Nations unies, que Dieu envoie un accident à leurs hélicos. »
La frontière, c’était le lieu de tous les dangers. À Kalango, Mari est allée chez sa tante paternelle, du nom de Kamara. Elle habitait seule dans une grande maison cossue à l’entrée du village. Quand elle a vu arriver les filles, elle a d’abord fermé sa porte, puis elle a reconnu Mari, elle a commencé une longue diatribe dans sa langue membé : « Je vous ai vues de loin, je pensais que vous étiez des filles à soldats, des prostituées, elles voyagent avec eux, et quand ils arrivent dans un village, ils les envoient d’abord, pour qu’elles vérifient qu’il n’y a pas de soldats, que la route est libre, alors ils viennent et ils prennent tout, ils tuent ceux qui leur résistent, ils sont venus ici il y a quatre jours, ils ont tout emporté, moi je suis restée parce que je suis vieille, mon heure peut venir, je peux rencontrer Dieu maintenant, mais vous, vous êtes trop jeunes, vous ne devez pas mourir, soyez les bienvenues, mais ne restez pas ici, les hawais sont autour du village, s’ils vous prennent vous serez leurs esclaves, s’ils vous prennent ils vous violeront et ils vous couperont les mains pour que vous ne puissiez plus vous marier, ils sont maudits, des démons, ils vous laisseront mourir sur une fourmilière, il ne me reste plus qu’à mourir, ma famille a traversé la frontière, je suis seule et je me sens seule ! » Tout cela entrecoupé de Ah nyaké, ah nyanje, ah mon père et ma mère ! et de sanglots bruyants.
Les filles ont passé la nuit chez la vieille Kamara, dans la grande salle vide d’où les meubles avaient disparu, la télé, les canapés, le frigo, les tapis, et le sol était jonché de débris laissés par les pillards. La vieille est restée sur l’unique chaise, à veiller sur elles. Le village était étrangement silencieux, sans un chien, sans un coq.
Au petit matin, la tante a préparé quelques provisions qui avaient échappé aux rebelles, de la pâte de cassave, des plantains, quelques poissons séchés et des boîtes de sardines, des oranges vertes. « Marchez sans vous retourner, enfants, ne traversez pas les routes, ni les ponts, cachez-vous dans les buissons d’épines et que Dieu marche avec vous, que Dieu maudisse les hawais et les assassins. »
Mari a retrouvé le sentier qu’elle connaît depuis l’enfance, qui traverse la savane entre les monticules des termitières. Il ne pleuvait plus depuis des jours, les boules de nuages traînaient au ras des collines. Mari marchait devant, portant son linge et ses provisions sur sa tête, comme autrefois lorsqu’elle revenait de l’école. Elle se sentait forte à présent, car elle connaissait chaque détour, chaque pli du terrain, chaque arbuste. Esmée la suivait, à petits pas, toute chétive, comme une enfant malade.
Elles ont marché des jours, de l’aube à l’après-midi, sans s’arrêter, sans manger et sans boire, sans se parler, prêtes à chaque instant à se jeter dans les broussailles, tous les sens tendus pour deviner le danger. Elles sont passées au large des villages et des fermes, de peur d’être vues par les habitants et dénoncées aux rebelles. Les vautours tournoyaient dans le ciel au-dessus d’elles, la nuit elles entendaient des bruits effrayants dans la forêt, des animaux qui marchaient, qui grognaient. Elles ont dû faire un détour pour échapper à une bande de babouins, et une autre fois elles ont été attaquées par une harde de cochons sauvages, et n’ont eu la vie sauve qu’en grimpant à un tronc d’arbre vermoulu. Les cochons les ont assiégées jusqu’au soir, ils grognaient et mordaient l’écorce de l’arbre, puis quand les criquets ont commencé leur concert du soir, ils se sont lassés et ils sont partis.