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La nuit les moustiques faisaient leur sarabande. Les filles dormaient la tête enfouie dans leurs foulards et leurs T-shirts. Esmée, qui n’était pas aguerrie, s’est mise à grelotter de fièvre.

Enfin elles sont arrivées au but. Mari l’a compris en voyant que la terre était plus rouge, recouverte de buissons épineux. À la tombée de la nuit, elle a laissé Esmée dans une clairière, et elle est allée en reconnaissance du côté de Yélé, une ferme entre le village de sa tante et la rivière. En s’approchant, elle a vu des silhouettes suspectes, des hommes coiffés de bandanas, des femmes portant des fusils-mitrailleurs, et son cœur s’est mis à battre plus vite parce qu’elle a reconnu les soldats de l’armée révolutionnaire. Elle s’est reculée en rampant, le plus lentement possible pour ne pas faire de bruit.

Cette nuit-là, elles ne se sont pas reposées. Elles ont marché à foulées rapides à travers la brousse, vers la rivière. La pleine lune éclairait le paysage, découpant les arbres secs aux doigts crochus contre le ciel. La peur leur donnait des ailes.

Esmée se plaignait à voix basse, elle geignait : « J’ai mal aux pieds, je n’en peux plus. » Mari disait : « Viens, nous allons chez Yama. » Peut-être qu’Esmée a pensé qu’elles se rendaient chez la grand-mère de Mari, dans une maison où elles pourraient dormir à l’abri.

Au point du jour, elles sont arrivées sur une sorte de promontoire, au-dessus de la rivière, et elles ont vu l’arbre.

L’arbre est très grand, très généreux. Son tronc puissant est divisé en surgeons, colonnes, jambages, cordes et ponts. Ses racines plongent dans la terre aux quatre directions du monde.

Mari entre la première par la porte étroite. Elle se rappelle à quel point c’était facile autrefois, quand elle était petite, et maintenant ses hanches ont du mal à passer la porte, sa tête cogne au chambranle, ses cheveux s’accrochent aux lichens et aux échardes. Pourtant immédiatement elle reconnaît l’odeur, l’ombre, le feutre doux et humide, et elle murmure le nom de l’arbre, ô Yama. Elle répète en se glissant par l’ouverture : « Ô ma grand-mère, protège-moi, reprends-moi dans ton ventre, donne-moi ton lait, protège aussi mon amie Esmée, elle est ma sœur, accepte-la en toi et sauve-nous des ennemis. »

Esmée entre à son tour, elle est malade et tremble de fièvre et de désespoir. Mari la couche au fond de la chambre, sur le tapis sec laissé par les fourmis charpentières.

La lumière du jour descend par la cheminée et cela fait une couleur verte légère mêlée de feuilles et de chants d’oiseaux. Sur la paroi de l’arbre, dans des replis de l’écorce, l’eau de la pluie s’est conservée, si pure et fraîche que Mari la prend dans ses paumes et la fait boire à Esmée. « C’est bon comme du miel », dit Esmée, elle boit avidement et Mari sourit d’entendre sa voix enfantine.

C’est ici chez elle, le bout du voyage. Elle en a rêvé depuis des jours, peut-être même depuis qu’elle est arrivée au lycée des sœurs. Ici la folie des hommes ne peut pas entrer, c’est loin de l’avidité des hommes pour le pouvoir, de leur soif de sang, de leur désir de diamants.

« Je suis née ici, dans l’arbre, raconte Mari. Ma mère est morte en me mettant au monde au bord de la rivière, c’était pendant la guerre, alors ma grand-mère m’a emmenée ici, elle m’a cachée dans l’arbre. Elle m’a nourrie de son lait, car je n’avais plus ma mère pour me nourrir. Elle a prié Dieu et Dieu a permis que son lait revienne, même si elle était vieille et stérile, elle m’a nourrie de son lait, elle m’a donné à boire l’eau de l’arbre, et quand la guerre s’est finie, elle m’a emmenée chez ma tante Kona, et puis elle est morte, elle a été enterrée ici au bord de la rivière, près de son arbre. Elle m’a nourrie et elle m’a cachée ici, et moi je ne me souviens pas d’elle. »

Esmée boit ses paroles, elle boit aussi la décoction amère que Mari a préparée avec les feuilles de l’arbre mélangées à l’ipomée qui rampe entre les racines. Pour la guérir de son asthme, Mari frotte la poitrine d’Esmée avec des feuilles mêlées à de la cendre.

Mari a perdu les habitudes de la ville. Comme autrefois quand elle s’échappait de l’école, elle a ôté ses habits et ses chaussures. Elle a revêtu le grand T-shirt que Seymour lui a donné pendant la fête d’anniversaire à la villa Stefan. Elle s’en est servi pour dormir par terre, il est couleur de boue, avec quelque chose d’écrit sur la poitrine, dans le genre de Marvin Gaye, ou LL Cool J, mais ici ça n’a plus d’importance. Elle a noué ses cheveux avec une bande de tissu rouge, elle dit pour plaisanter qu’elle fait partie de la RUF, qu’elle est une fille de la révolution.

Et c’est vrai qu’elle fait sa révolution toute seule, qu’elle entraîne Esmée avec elle, elles sont maintenant toutes deux seules contre le reste du monde.

La nuit, la forêt s’éveille. Mari se souvient, chaque bruit, chaque cri lui revient, lui parle dans une langue qu’elle avait oubliée et qui retrouve sa voie en elle, des mots longs, des mots courts, des chuintements, des aspirations, des murmures d’oiseaux cachés dans les branches, le grelot d’une chouette, le souffle d’un engoulevent. Et toujours la note continue vibrante des insectes.

Même si Esmée grelotte de froid, Mari n’allume pas de feu, pour ne pas attirer les hawais, les assassins. Yama ne faisait pas de feu, seulement à l’aube quand la fumée se mêle à la vapeur de la rivière, pour chauffer des pierres dans la cendre, et rôtir les racines d’ipomée. Tout ce que Mari sait de la forêt, c’est Yama qui le lui a donné, non pas avec des leçons, mais avec son lait. Mari prie à voix basse : « Ô Yama, grand-mère, donne-moi ta force, ta sagesse, protège-nous des assassins, éloigne-les de ta maison ! »

Elle écoute la voix de la forêt. Elle sent sur elle, sur Esmée, les bras de Yama qui les entourent, qui les enserrent, elle entend les mille bruits légers qui font un réseau autour d’elles.

La nuit l’eau de la rivière s’entend mieux, c’est un chant grave, un frôlement le long des pierres de la rive, le sable rouge s’effondre à l’intérieur de la courbe, mais les puissantes racines de l’arbre retiennent la terre.

Parfois, vers minuit, la pluie tombe. L’eau de pluie cascade le long de l’intérieur du tronc et emplit les creux de l’écorce. La pluie bondit de branche en branche, de feuille en feuille, et de la terre monte une odeur puissante et douce qui se relie à l’enfance. Mari frissonne en reconnaissant l’odeur qu’elle croyait oubliée. Elle murmure, penchée sur Esmée : « Respire, ma sœur, respire, l’arbre Yama va te guérir, ne tremble plus, ne crains rien, Yama nous protège. »

Esmée s’est endormie, pour la première fois depuis des semaines. Elle s’est lovée au fond de la chambre, les bras autour des genoux, comme pour un plongeon dans l’eau de sa piscine. Elle respire doucement, à petites goulées, avec le bruit de la pluie et de la nuit.

La lune se lève sur la brousse, éclaire les cimes des arbres. La lueur pâle entre par la cheminée jusqu’au tapis de feuilles où Esmée est endormie, et Mari se souvient encore. C’est vivre à nouveau le temps de sa naissance, quand Yama la tenait serrée contre elle pour empêcher la guerre.

Et la voix ancienne qui chantonne près de son oreille, ru rurururururu ru, rururu ru ru ru ru. Pourquoi les hommes doivent-ils s’entretuer pour une poignée de diamants ? Des cailloux cassés arrachés à la boue des fleuves, pour emplir le coffre-fort de Jibril Stefan et des trafiquants. Pour échanger les cailloux contre des armes, et continuer à tuer d’autres hommes. Ou bien s’enfuir au loin, de l’autre côté de la mer, pour y entasser son butin. Abandonner sa fille aux assassins, comme s’il y avait rien au monde qui valût cela. Maudits les diamants de Manu, de Bo, pense Mari. Maudits ceux qui les vendent, maudits ceux qui les achètent. C’est la voix de Yama qui parle par la bouche de Mari, c’est sa colère qui la brûle. Elle s’étend sur le tapis de feuilles, à côté d’Esmée, la tête tournée vers la porte pour voir la nuit bleue.