C’est un bruit, un frôlement de pas sur la terre autour de l’arbre. Mari a ouvert les yeux, son cœur tressaille. Des soldats, des rebelles de la RUF, peut-être, ou pis encore, les terribles miliciens, qui s’offrent à qui les paye, des millions de dollars, des poignées de diamants, pour rôder la nuit, tuer, violer et piller. Masqués de noir, teints de suie, armés de machettes et de fusils-mitrailleurs. Mari retient son souffle, elle n’ose pas réveiller Esmée de peur qu’elle ne pousse un cri et donne l’alerte. Les insectes se sont tus, même les grenouilles sont figées sur les rives.
Mari voit une ombre passer devant la porte, une silhouette massive, brune. Elle entend le souffle de la bête, une sorte de grognement bas, tranquille. Les pas mous avancent sur la terre, près des racines. Mari n’a jamais rien vu ni entendu de semblable, dans son enfance. Mais c’est dans la langue de Yama que vient le nom de la bête : suluwo, l’hyène.
Mari reconnaît la bête, son mufle large, sa crinière, son dos bossu, ses petites oreilles rondes. Elle se souvient de l’avoir vue dans des films, à la télé, à l’école, peut-être chez M. Stefan, ces documentaires animaliers qu’il aime tant et que les filles regardaient du coin de l’œil en bâillant.
Suluwo marche à petits pas autour de l’arbre, son groin fourrage entre les racines, elle grogne et ronronne, prend l’air en relevant la tête, dresse ses oreilles pour capter les sons. Elle tourne, revient sur ses pas, elle s’arrête devant la porte, elle a senti la présence des filles, mais ça ne l’inquiète pas autrement. Mari la regarde, non pas effrayée, mais tous ses sens en éveil. Il lui semble qu’il n’y a plus de réel, plus de danger. Ô Yama, c’est elle ton envoyée, c’est Suluwo, l’hyène, la maîtresse de la savane, la maîtresse de la rivière, tu l’as guidée jusqu’à nous pour qu’elle nous protège des assassins.
Alors les enfants ne viendront pas, avec l’esprit troublé par la poudre de fusil mélangée à la cocaïne, les enfants fous qui tuent leurs parents et mutilent leurs petites sœurs, ils ne trouveront plus nos traces puisque les ongles de l’hyène se sont enfoncés dans la terre et ont effacé nos marques. Ils ne sentiront plus notre odeur puisque Suluwo s’est accroupie devant l’arbre et a pissé sur la terre ! Ils sentiront l’odeur de l’hyène, ils verront les griffes de l’hyène enfoncées dans la terre et ils auront peur, ils repartiront de l’autre côté de la rivière, vers leurs antres de démons.
Chaque nuit, l’hyène brune revient près de l’arbre Yama. Elle goûte à la terre, elle respire la cendre, elle frotte sa crinière à l’écorce pour l’imprégner de son odeur, elle efface avec ses pattes les pas humains. Une fois, une seule fois, les meurtriers sont arrivés près de l’arbre, avant la nuit. Mari et Esmée se sont tapies au fond de leur grotte en retenant leur souffle. Les soldats se sont penchés, ils ont lu sur la terre les empreintes de l’hyène, ils ont respiré son odeur âcre et puissante, alors ils ont poussé des cris sauvages et ils sont repartis vers les villages. Bientôt, pense Mari, ils passeront le pont, ils disparaîtront, comme un vent mauvais, et la vie pourra reprendre sur cette terre brûlée, dans ces villes en ruine.
L’envoyée de Yama est revenue chaque nuit à la même heure. Elle marche et danse autour de l’arbre, les filles reconnaissent sa silhouette massive, sombre et puissante comme celle d’un ours, sa tête large et ses petites oreilles, et elles se sentent protégées par une ancêtre indulgente et capricieuse. Mari laisse chaque soir dans une feuille de bananier de quoi manger, du plantain, du gari, un poisson séché. Elle prépare de l’eau aussi dans une écuelle d’écorce, l’eau douce de la pluie que l’hyène aspire à petits coups de langue. La bête mange un peu, laisse le gari, puis elle pousse de petits grognements pour dire merci, pour dire qu’elle est satisfaite. Mari et Esmée attendent chaque nuit sa venue, sans dormir, couchées par terre, le visage près de la porte. Elles entendent le bruit assourdi de ses pas dans l’herbe, elles écoutent le souffle de la bête qui se rapproche. Mari lui parle à voix basse pour ne pas l’effrayer. Elle lui raconte l’histoire de Yama, de sa vie autrefois dans l’arbre quand sa grand-mère la cachait et lui donnait son lait, la protégeait des assassins et des hawais. L’hyène écoute. Mari ne voit pas ses yeux, mais sa face large se tourne vers l’arbre et ses oreilles se dressent pour écouter les paroles. Puis elle répond par ses petits grognements, elle souffle dans la terre, elle se roule sur le sol, elle s’ébroue, et à la lumière de la lune elle est entourée d’un halo de poussière. Elle est puissante, elle est la maîtresse de la forêt des rives du fleuve, elle est la grand-mère de cette terre qui connaît les mystères de la vie et qui gardera ce pays malgré les hommes. Solitaire et sans âge, originaire des sources du fleuve, des montagnes qui bordent le désert, du pays du sable et des baobabs, elle est venue de l’autre côté de la vie, couleur de nuit, taciturne, magique, pour protéger la descendance de Yama, pour accompagner les enfants dans l’épreuve, elle ne les quittera que lorsque la guerre sera finie et que plus personne n’aura besoin d’elle, elle regagnera alors son antre au nord, là où vivent ses congénères.
À la mi-août, Charles Taylor a déposé les armes et a renoncé au pouvoir. Ce sont les cris de joie des villageois qui ont prévenu Mari et Esmée. Alors les jeunes filles sont sorties de l’arbre au grand jour, et elles se sont mises en marche vers Kalango. Les habitants des fermes et des villages, stupéfaits, ont vu passer le long des rues deux formes humaines, vêtues de lambeaux, pieds nus, les cheveux mêlés de boue et d’herbes, l’une très pâle, les yeux transparents d’aveugle, l’autre couleur de terre, tachée de plaques grises, une expression de folie sur son visage.
Elles avançaient en silence, et la foule des gosses s’écartait devant elles, les vieilles femmes se cachaient le visage, croyant apercevoir des fantômes, les revenantes de celles que les miliciens avaient violées et massacrées à coups de sabre d’abattage, enterrées dans une clairière au milieu de la forêt.
Sur la route de la rivière Mano, un camion de l’Ecomog les a prises, et Mari et Esmée ont fait le voyage inverse à travers la campagne dévastée. Partout, le long de la route, les maisons étaient en ruine, les carcasses des camions, incendiées, parfois les corps gonflés par la mort sur les bas-côtés, servis en pâture aux vautours. Les habitants debout dans les villages regardaient passer les camions militaires avec des yeux vides, les enfants ne criaient pas, ne sautaient pas comme autrefois, ils restaient muets et effrayés, affamés. Les nuages de mouches semblaient de la fumée.
Dans le quartier des ambassades, la vie avait repris. Il ne s’était rien passé, juste quelques émeutes, un débordement. À la villa Stefan, Dada avait commencé à faire le ménage. En fait, il avait fait un grand tas dans le jardin avec les scories et les meubles brisés et y avait mis le feu, créant une épaisse fumée noire qui salissait le ciel bleu. C’était tout ce qui pouvait faire penser à la guerre.
Il a accueilli les filles avec effusion : « Ah, Miss, bisé, bisé, Bon Dieu béni ! » Il a remis à Esmée une enveloppe qui provenait de l’ambassade de France, contenant un billet d’avion pour Beyrouth et un bon pour l’hôtel Concorde à Paris, et la carte de visite d’un attaché portant juste ces mots : de la part de M. Jibril Stefan. C’était clair que M. Stefan était parti pour toujours, il ne reviendrait jamais en Afrique, son coffre-fort était vide, le temps des diamants avait pris fin, la communauté internationale avait voté l’interdiction de ce commerce, comme si c’étaient ces petits cailloux brillants qui avaient été la cause du malheur du peuple, et non pas les politiciens avides et corrompus, leur armée de démons, de hawais, les assassins qui avaient drogué les enfants et les avaient lancés dans les campagnes armés de sabres et de fusils-mitrailleurs.