« Tu viendras me voir là-bas ? a demandé Esmée.
— Un jour, peut-être », a répondu Mari. Mais elle pense aux villages dévastés, aux enfants à qui elle va apprendre à lire et à écrire, à l’arbre Yama près de la rivière, qui l’attend.
L.E.L., DERNIERS JOURS
I like the perpetual dash on the rocks ; one wave comes up after another, and is forever dashed to pieces, like human hopes that only swell to be disappointed.
c’est le bruit des vagues que je veux entendre. Le fracas régulier des vagues sur les rochers noirs, au bas du fort, le bruit lancinant, inlassable, impossible à oublier, une respiration, mais si lente, si lourde, qu’au début, dans les premières nuits qui ont suivi son arrivée à Cape Coast, Letitia s’étouffait malgré elle en voulant suivre ce rythme.
Le silence qu’elle avait voulu, espéré. Loin de Londres, loin des rumeurs, bruits de voix, vacarme des médisances et des ragots. Tout cela était si loin, maintenant, est-ce que cela avait vraiment existé ? Est-ce qu’elle était venue en Afrique pour se souvenir ? Est-ce qu’elle était entrée dans ce fort blanc, brûlant et cruel, perché sur son roc noir comme un navire naufragé, est-ce qu’elle y était venue par dépit, par vengeance ?
Le bruit des vagues, l’une après l’autre, lentes, puissantes, elles se cassent au loin sur un banc de sable et se précipitent en tombant jusqu’à la pointe rocheuse, dans un bruit de verre brisé, un bruit de chaînes de fer, elles jettent vers les hautes murailles du fort des trombes d’embruns emportées aussitôt par le vent, qui retombent en pluie sur le chemin de ronde, piquent le visage et fouettent les vitres de gouttelettes aiguës et salées.
Chaque matin, depuis son arrivée, Letitia allait en haut du rempart. Elle se réveillait très tôt, avant l’aube. Depuis qu’elle était séparée de corps avec George, elle avait cette liberté. Elle n’avait plus peur de le réveiller, de l’entendre dire de sa voix pâteuse : « Où allez-vous ? Pour l’amour du Ciel, pourquoi ne dormez-vous pas comme tout le monde, il est quatre heures du matin ! » Maintenant, elle s’enveloppait dans son grand châle, elle sortait pieds nus sur la coursive, frissonnant dans le vent froid. L’appartement du Gouverneur (c’était ainsi qu’elle l’appelait depuis quelque temps) se trouvait à l’étage au-dessus. La porte d’accès à l’escalier privé était fermée, et lui seul avait la clef. Une porte monumentale, renforcée de pentures en fer, pour résister à un siège. Elle se souvenait d’avoir étouffé à cause de cette porte, avant même qu’elle ne songeât à se séparer de George Maclean. L’impression d’être une prisonnière. Elle l’avait écrit dans son cahier, au début d’un poème qu’elle avait commencé à la manière du Giaour :
Elle s’en souvenait, il n’y avait pas un mois qu’elle avait débarqué au fort, déjà elle ressentait l’étouffement de cette prison, elle lui en avait parlé, et lui avait répondu froidement : « Croyez-vous que nous sommes ici en villégiature au bord d’un lac d’Italie ? En cas de rébellion des Noirs, vous serez bien contente de l’existence de cette porte. »
Maintenant qu’elle avait recouvré un peu de liberté, elle marchait sur le chemin de ronde jusqu’à la pointe, tout à l’ouest. Elle voulait voir l’Océan.
C’était l’heure qu’elle aimait. La nuit encore noire, mais déjà une lueur au-dessus de l’horizon, du côté de la terre. Une tache pâle qui se dissolvait dans l’espace. À l’ouest, au-dessus de la mer, la ligne d’horizon était à peine visible. Les étoiles fourmillaient très bas, autour de l’œil fixe de Canopus, la plus belle, la plus brillante, qu’elle regardait avec bonheur depuis qu’elle savait (grâce à Sterling, le géographe du navire) qu’elle annonçait le retour de la saison sèche, la fin des pluies et des fièvres.
Sur le chemin de ronde, elle passait devant les sentinelles endormies, recroquevillées dans des encoignures. Elle connaissait le nom de certains, Ronald, Abbee, Wadee, Epiphany. Ils étaient engoncés dans leurs uniformes, mais ils avaient ôté leurs souliers pour dormir, leurs chapeaux à trois pointes inclinés sur leurs visages, elle s’amusait de les entendre ronfler. Si c’était sur eux que le Gouverneur comptait pour donner l’alerte en cas d’attaque des Ashantis, ou bien d’un vaisseau de guerre français… Elle pensait le « Gouverneur », elle se surprenait à dire ce mot, parfois même à l’appeler M. George Maclean, comme si elle ne portait pas son nom, qu’elle avait gardé entier son nom de jeune fille, ce Letitia Elizabeth Landon qui sonnait si bien, un nom pour la poésie et pour la gloire…
« Pourquoi sortez-vous chaque nuit ? » George Maclean l’avait convoquée dans son bureau, quelques jours après leur querelle. Il la recevait comme une étrangère, une quémandeuse. Vêtu de sa grande tenue, gilet de soie, veste bleue à grand col, culotte noire, bas blancs et souliers vernis, perruque et front poudrés, sa canne à pommeau d’argent à la main. Mais Letitia n’avait pu s’empêcher de remarquer qu’il était suant et rouge, avec ces petites rides au coin des lèvres qui trahissaient son âge.
Elle ne répondait pas. Elle se sentait une petite fille prise en faute, fragile et honteuse devant lui, dans la grande salle au sommet du Château, éclatante de la lumière des tropiques, entourée par le sifflement du vent et la rumeur de la mer.
« Ne le niez pas, Madame, vous sortez chaque nuit, mes hommes me l’ont dit, croyez-vous que ce soit un comportement digne de l’épouse du gouverneur ? » La réputation, non pas l’inquiétude, pour cet homme si sûr de lui, si autoritaire. Elle n’avait su quoi répondre. L’étouffement, la solitude, le poids des murs et des rideaux, le manque d’air, et l’appel de la mer surtout, la voix des vagues qui la harcelait, ressassait, se fracassait sur les roches noires de la pointe.
Alors, les jours et les semaines qui suivirent, elle resta enfermée dans la petite chambre, à lire ses chers livres de poésie, à rêver, quand la bougie se noyait dans sa cire. Le laudanum prescrit par le docteur Shepard l’entraînait chaque nuit vers le néant.
Mais c’était plus fort qu’elle, elle recommença à sortir. Elle attendait la dernière heure de la nuit, avant l’aube, quand tout avait sombré dans le sommeil. Les espions s’étaient-ils découragés ? George Maclean ne l’avait plus convoquée. Aux repas, il n’y faisait pas allusion. Pieds nus, Letitia marchait sur le chemin de ronde, une ombre qui passait devant les sentinelles endormies. Au bout du chemin, la pointe, pareille à l’étrave d’un navire. À cet endroit, le vent soufflait sans arrêt, par rafales brusques, appuyant sur le visage et le buste de la jeune femme. C’était un vent violent et délectable en même temps, pensait Letitia. Il forçait sa bouche et ses narines, bousculait ses cheveux, les dénouait, aveuglait ses yeux de larmes salées, pénétrait ses vêtements jusqu’à son corps en faisant naître de longs frissons.