Elle restait là, à respirer avidement les goulées d’air frais, à s’imprégner de l’odeur de la mer. Elle avait l’impression que cela la lavait, lui redonnait des forces. De l’autre côté de l’Océan se trouvaient ses amis très chers, sa vie, sa fille, tous ceux qu’elle avait quittés pour venir ici — et tous, ils lui arrivaient dans le vent de la mer, elle croyait entendre leurs voix, leurs rires, la musique des orchestres dans les jardins d’été, la rumeur des rues à Londres, du côté de Piccadilly, de Sloane Square, de Brompton Road. La petite voix chantante de Laura.
Échapper au fort. Dans le vent, s’envoler, les bras en étoile au-dessus de l’horizon invisible, et retourner là-bas, ne fût-ce qu’un instant, ne fût-ce qu’une heure.
Lorsqu’elle était arrivée, tout était tellement nouveau. Après l’interminable voyage sur l’Endeavour, vingt-huit jours de mer sans voir la terre depuis Portsmouth, dans l’étroite cabine à la poupe, séparée de son mari par la salle des officiers. Malade presque tout le temps, les premiers jours à vomir sans manger, vomir de la bile, défaillir. Après trois jours, George lui avait apporté du raisin, elle avait oublié pour le bref plaisir de sentir le jus frais couler dans sa bouche sèche, et tout de suite après elle avait tout rendu, avec de l’humeur verte et des caillots de sang. « Je vais mourir », avait-elle annoncé à son mari. Mais lui : « Ne dites pas de sottises, vous êtes simplement en train de vous faire à la mer. » Est-ce qu’il y avait eu de l’ironie dans sa voix ? De la froideur plutôt. Pourquoi l’avait-elle suivi dans ce voyage ? George Maclean avait montré de l’irritation quand elle avait demandé — quand elle avait exigé — de partir avec lui. « Je ne me suis pas mariée pour rester seule à Londres avec toutes ces femmes éplorées qui guettent chaque mois l’arrivée du courrier ! » Il avait essayé de l’en dissuader : « Attendez, laissez-moi préparer votre venue, deux, trois mois… — Non, je veux partir avec vous, je ne pourrais pas attendre, j’ai hâte de connaître mon nouveau pays, Londres me fait horreur sans vous ! » Elle n’avait pas dit : « J’en mourrais ! » Mais George s’était laissé attendrir. Ils étaient encore dans l’euphorie des nouveaux mariés, les baisers, les caresses, les nuits sans dormir. Letitia attendait cela depuis si longtemps, quelqu’un à qui elle appartiendrait, qui l’enlèverait à cette société égoïste et futile, à ce tourbillon de ragots et de perfidies, cette mascarade.
Le navire a mouillé au large de Cape Coast à la tombée de la nuit. Letitia s’est traînée jusqu’au bastingage, pour regarder la ligne de la côte, son nouveau pays, une bande sombre, confuse, soulignée par l’éclat de l’écume. Au centre, elle a distingué une sorte de pyramide blanche encore allumée par le soleil. Morgue, le second capitaine, lui a prêté sa longue-vue : « Bientôt votre domaine, Madame. » Elle a perçu un ton à peine moqueur dans sa façon de traîner sur le mot « domaine ». Dans le rond de l’objectif, brouillé par le mouvement du navire, elle a aperçu un édifice très blanc, dominé par une tour carrée et entouré de remparts à poternes, un absurde château médiéval au milieu des palmiers. Elle a ressenti un léger frisson, elle n’aurait pu dire pourquoi, le bonheur d’être arrivée au terme de cet horrible voyage, l’excitation de la vie qui l’attendait. Peut-être qu’elle a pensé au Giaour, à Missolonghi. Le château était semblable à tout ce qu’elle avait imaginé dans ses rêves, un endroit perdu au bout du monde, effrayant et mystérieux, un endroit pour oublier les échecs du passé et recommencer à écrire. « Mais c’est merveilleux ! » s’est-elle écriée d’une voix aiguë de petite fille qui a surpris le second. La nuit tombait, en quelques instants la forteresse blanche s’est effacée, pour se confondre avec la ligne sombre de la terre.
Cette nuit-là, le vent s’est levé. Letitia est sortie de sa cabine, alertée par le bruit. Une pirogue venait de quitter le bord, et à l’avant, éclairée par un fanal, elle a reconnu la silhouette de George Maclean emmitouflé dans son manteau. Pourquoi allait-il à terre en pleine nuit ? Le second a répondu évasivement : « Le gouverneur a des affaires urgentes à régler au Fort. » Quelles pouvaient être des affaires si urgentes en pleine nuit ? À la lueur de la lune roulant derrière les nuages, Letitia regardait la côte, les vagues qui fuyaient sous le navire, elle écoutait le sifflement du vent dans les agrès. Elle se sentait fébrile, impatiente. Vingt fois elle est retournée à sa couchette, pour ressortir sur le pont aussitôt, enveloppée dans son châle, les cheveux défaits. Puis elle a fini par s’endormir assise dans son fauteuil, la tête entre ses bras. Ce n’est que le lendemain à midi que George est revenu la chercher, sans descendre de la pirogue. Ils ont franchi la barre et Letitia a pu sauter sur la plage. L’eau de mer était douce, et le contact de ses pieds nus avec le sable était un tel bonheur qu’elle a senti un vertige. Mais elle n’a posé aucune question à George. Peut-être qu’elle a senti quelque chose de vaguement hostile, dans son regard.
Moi, Adumissa, fille d’Adjassa, petite-nièce d’Adumissa célébrée dans les chants des griots, de la lignée d’Adoo dernier roi de Braffoo, dont le peuple fut vendu en esclavage. Moi aussi, dépouillée de mes richesses et réduite à la mendicité, je témoigne de mon passé et je prends la parole pour que ma fille Aweeabil, le Milieu du Jour, baptisée sous le nom de Laure dans l’église du révérend Quaqua à Cape Coast, sache son rang et sa destinée. Est-ce que nous autres, du peuple d’Akim, d’Affettoo, de Dwabin, nous valons moins que ceux qui sont nos maîtres aujourd’hui, et nous ont apporté la parole du vrai Dieu sur celle de nos esprits protecteurs, le soleil, la lune, et la terre, et les animaux dont nous sommes les serviteurs, le serpent, les fourmis et les vautours ? Est-ce que nous devons disparaître de la terre parce que nos ancêtres ont trahi et ont été rejetés au loin ? Adumissa ma grand-tante maternelle est vivante en moi, dans la couleur rouge de ma peau, dans l’eau de la rivière Seennee, au bord de laquelle ma mère a accouché de moi et m’a lavée, la rivière que les Blancs ont appelée Ankobra parce qu’elle a le corps du serpent. Je sens en moi son orgueil et son courage, lorsqu’elle s’est donné la mort pour racheter l’homme qui s’est tué pour elle, quand elle a refusé de lui céder et qu’elle a respecté son père et qu’elle a posé son fusil sur son cœur pour mourir. Nous sommes devenus pareils à des mendiants mais nous ne demandons la charité à personne, nous ne devons notre nourriture de chiens à personne, nous ne devons notre hutte de feuilles et nos vêtements en guenilles à personne ! Aujourd’hui je connais le déshonneur et la solitude parce que l’homme que j’appelais mon mari, mukun, lui que j’avais surnommé Betchee, le Rouge, à cause de la couleur de sa peau, m’a quittée pour une autre femme qu’il est allé chercher de l’autre côté de la mer. Lorsqu’il est parti, cela fait maintenant plus d’un an, je pleurais sur la plage en tenant Aweeabil dans mes bras, et lui m’avait promis qu’il reviendrait, qu’il ne nous abandonnerait jamais, et moi je l’ai cru. Les jours, les mois ont passé, les saisons ont passé, les pluies, le vent, la sécheresse, les incendies. J’allais tous les jours au rivage et je regardais l’horizon, et Cudjo le mulâtre, l’esclave libéré du Fort, médisait, ne l’attends pas, je connais ces hommes, ils promettent et ne tiennent pas leur promesse. Il disait cela parce qu’il voulait que je devienne sa femme, mais Adumissa ne peut pas être la femme d’un esclave. Nous avons été maudits à cause de la trahison de notre ancêtre, et nous avons été condamnés à errer sans biens et sans possessions, sans maison et sans terre, nous avons été condamnés à vivre en mendiant notre nourriture au marché, mais nous ne serons jamais des esclaves. L’homme blanc est venu sur cette terre et, lorsqu’il a eu besoin d’une femme, j’ai accepté d’être sa femme, mais pas son esclave. Je veux que ma fille grandisse libre, je veux qu’elle porte mon nom, et le nom de son père, qu’elle soit Laure et Aweeabil, de la lignée d’Adoo et de Maclean. Maudite soit la femme qui nous a chassées du Fort, maudit son enfant. Quand elle est venue avec Maclean, c’était pendant la nuit. J’attendais mukun, mon mari, le père d’Aweeabil, et il est arrivé par la mer, les vêtements mouillés par la pluie, et il nous a chassées. Et ses soldats sont entrés dans notre chambre, ils ont rassemblé mes vêtements, mes colliers, et ils nous ont chassées dehors dans la nuit, comme si nous étions des voleuses ou des meurtrières. Et j’ai regardé le visage de mukun, mais ce n’était plus son visage. Cette femme avait changé son apparence, elle avait changé son regard, sa voix, ses cheveux, ses habits. Et nous avons marché pendant des jours en portant un peu de manioc et de l’huile de palme, et nous avons mangé des racines sur le chemin pour tromper notre faim, des herbes et même de la terre. Nous avons marché jusqu’à la maison de mon oncle, le fils d’Adookoo, parce que nous n’avions nulle part où aller. Et la femme de mon oncle nous a mal parlé, elle nous a traitées de mendiantes, parce que nous n’avions rien avec nous. Mais je veux que ma fille connaisse l’honneur de sa lignée, celle de sa mère et celle de son père, et qu’elle sache que même si nous n’avons plus de vêtements et de vivres, même si nous devons travailler à piler le mil et à cueillir les fruits de la forêt, nous n’avons pas perdu notre honneur et notre nom, et qu’elle s’appellera toujours de son nom, Laure Aweeabil Maclean de la lignée du roi Adoo des Braffoos, et qu’elle a été baignée à sa naissance dans les eaux de la rivière Seennee, qui donne la couleur rouge à la peau des filles d’Adumissa.