C’était là leurs premiers rendez-vous. Elle n’oublierait jamais le contact des carreaux verts, froids, mouillés, le pédiluve gluant, les marches de l’escalier en demi-lune qui s’enfonçait dans l’eau fraîche. C’était juin, le début de l’été. Dehors il faisait lourd, il pleuvait. L’eau ruisselait sur les vitres du toit, les lampes faisaient des étoiles aux poutres de béton. Neuf étoiles, elle les avait comptées en glissant sur le dos, assourdie par le bonnet de bain en caoutchouc (« C’est obligatoire ici, avait précisé Samuel, ils sont très stricts sur les questions d’hygiène. »). Samuel respectait tous les interdits, il observait à la lettre les règlements. C’était son genre. Au début, il était si délicat. « Excusez-moi, mademoiselle… » Il s’excusait pour tout. Pour lui prendre la main, pour frôler sa poitrine. Pour lui poser des questions personnelles, ou pour ne pas répondre aux questions. « Excusez-moi, je ne peux pas parler de cela tout de suite. » Il avait eu une maîtresse à vingt ans. Il l’avait avoué en détournant les yeux. « Peut-être qu’il est pédé ? » Ç’avait été la réflexion de Mado, une copine du boulot. Ça les avait fait bien rire. Il avait des pieds très grands, très longs. Il était si grand, deux mètres ? Ujine avait toujours aimé les hommes grands. Des pieds longs et minces, l’orteil médian qui dépassait les autres, est-ce qu’on appelait ça le pied égyptien ? Ujine avait été tout de suite amoureuse de ses pieds. Bien sûr, lui n’en savait rien. Ujine se serait tuée plutôt que d’avouer quelque chose d’aussi bête. Surtout qu’elle détestait ses propres pieds, elle détestait leur forme, trop plats, la couleur pâle, les orteils boudinés. Elle se souvenait de la première fois qu’elle en avait entendu parler. Elle était avec des filles, au camp d’été, au bord de la rivière, il faisait chaud, personne n’avait de maillot, elle avait retroussé son pantalon pour laisser l’eau froide couler sur ses jambes. La mono était arrivée. Elle avait dit à Ujine : « Alors, mademoiselle-avec-les-gros-orteils ? » Ujine avait mis une ou deux minutes à comprendre, mais les autres filles avaient attendu moins longtemps, elles répétaient : « Mademoiselle-gros-orteils ! Mademoiselle-gros-orteils ! » Pourquoi n’avait-elle pas oublié ? Elle avait essayé de lutter. Elle avait porté des sandales à bouts fermés, des socquettes, elle ne mettait jamais de tapettes, de claquettes, elle disait, ça me fait mal, ça m’arrache la peau. Puis elle avait pris l’habitude de peindre ses ongles en rouge vif. Puisque j’ai de gros orteils, autant qu’on les voie tout de suite ! Et puis ça lui était égal maintenant.
Samuel s’était excusé après le premier baiser. Il s’était excusé après avoir fait l’amour. Au lieu de demander, comme les autres : « C’était bien ? », il avait dit timidement : « Je ne t’ai pas fait mal ? » C’était ridicule, mais Ujine avait été touchée. Tout était si différent avec lui.
Plus tard, elle avait eu cette révélation : « Mais il a des pieds d’artiste ! » Peut-être que ça expliquait tout — comme on aurait dit d’un pianiste, c’est normal, il a des mains faites pour ça. L’idée l’avait fait sourire.
La couleur de sa peau, mate, brune, presque entièrement dépourvue de poils. Elle détestait tellement les hommes qui ont des poils sur leurs orteils, sur le dessus des pieds, des cheveux sur les bras ! Ça n’avait aucune excuse ! Cette idée ridicule de la virilité. Samuel était viril, lui, il était très grand et très fort et très doux, solide avec des jambes épaisses, stable comme une statue, lent et calme, dans une foule il dominait d’une tête, il se penchait toujours un peu pour écouter, il ne parlait pas beaucoup. Il ne se mettait jamais en colère. Sauf une fois, à son travail à la banque, un sous-chef acariâtre, qui avait pris Samuel en grippe, jaloux, irascible. Samuel s’en fichait. Il laissait dire, il avait seulement son petit sourire moqueur, du genre, va toujours, tu ne m’impressionnes pas. Avec une des employées de bureau, une fille un peu lente, le bonhomme avait été odieux, il l’avait insultée, la fille pleurait, et Samuel s’était interposé. « Vous ne pouvez pas lui parler de cette façon ! » L’instant d’après, il avait été convoqué dans le bureau du sous-chef. Le sous-chef était assis dans son fauteuil de P-DG, derrière son énorme bureau, et d’un geste il avait montré à Samuel une chaise, pas n’importe laquelle, une chaise extra-basse, un tabouret, au ras du sol. Sans obéir, Samuel était resté debout, et à la fin le sous-chef s’était décontenancé, il avait marché vers lui, menaçant, ses petits bras un peu écartés, avec ce drôle de tic dans les épaules, comme s’il essayait de se grandir, debout sur ses petits pieds, malgré ses talons il n’arrivait pas au-dessus de la poitrine de Samuel. Il avait bredouillé des phrases, il n’avait plus su quoi dire. À la fin, il avait conclu : « Ce sera tout pour le moment. »
Samuel a raconté la scène à Ujine, il avait son petit sourire triomphant, un peu vaniteux. C’était comique, a-t-elle pensé, de le prendre en flagrant délit d’orgueil, comme si d’être grand lui donnait une supériorité, comme s’il y était pour quelque chose. En même temps elle s’est sentie rassurée d’être avec lui, avec quelqu’un de si grand, qui n’avait peur de personne. Quelqu’un d’aussi simple. Elle était si petite, si faible, même le poids de sa tête lui semblait trop lourd à porter ! Elle n’a tout de même pas résisté au plaisir de le taquiner : « Comme c’est romantique ! Un monsieur qui prend la défense d’une pauvre jeune fille dans une banque ! » Elle a ajouté : « Elle était mignonne, au moins ? » Samuel lui a envoyé un de ses regards froids qui signifiait qu’il n’appréciait pas le persiflage. Mais elle s’est blottie contre lui, elle a appuyé sa tête sur la vaste poitrine. « Allez, je plaisante, je suis très fière de toi. » Lui bougonnait : « Ce n’est pas ce que je — et puis merde ! Tu m’énerves ! » Mais elle écoutait son cœur battre, des coups lents et profonds, il lui semblait qu’à côté de ce grand cœur le sien s’agitait à toute allure comme un grelot. Elle a même pensé, ce cœur est à moi, il bat pour moi, mais c’était une phrase qu’elle ne pouvait pas lui dire. Il n’aurait pas aimé entendre ça, il voulait faire croire qu’il n’appartenait à personne.
Elle était plus légère. Elle n’avait jamais imaginé une chose pareille. Elle marchait dans les rues, au sortir de la Fac de droit, tout le monde se plaignait, il faisait chaud, il pleuvait, les chaussées étaient embouteillées, trop de monde sur les trottoirs, les cours étaient chiants, le prof de droit public ânonnait, son accent traînant, ses blagues à deux balles, sa façon de pencher la tête en lisant ses notes d’une voix monocorde, cet ennui qui flottait dans l’air comme une haleine lourde… Et Ujine, elle, avait envie de courir, de danser. « Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as vraiment l’air en forme ! » La copine Micha la regardait d’un air sarcastique. Est-ce que ça n’était pas ridicule ? Tout ça pour un garçon, qu’elle ne connaissait pas depuis six mois, qui était entré dans sa vie sans qu’elle y prenne garde, et tout était changé ? Il n’y avait plus d’ennui, plus de tristesse ? Elle voulait raisonner. « Non, c’est juste le bonheur d’exister, rien d’autre. — Ça c’est original, c’est nouveau ! Alors on ne meurt plus, on n’est plus malade, tout va bien dans le monde ? — Juste un petit moment d’oubli, disons, un entracte, une saute d’humeur. — Un bonheur égoïste, quoi ? — Si tu veux, il faut être con pour ne pas être égoïste. »